Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais, du côté du Père-Lachaise, ils disent : Qu’est-ce que ça me rapportera ? Ils ne connaissent que les quarante sous de leur journée. Ils ne marcheront pas ; ne comptez pas sur les marbriers. – Il ajouta avec un sourire : — Ici nous ne disons pas froid comme marbre, nous disons froid comme marbrier ; — et il reprit : — Quant à moi, si je suis en vie, c’est à vous que je le dois. Disposez de moi, je me ferai tuer, je ferai ce que vous voudrez.

Pendant qu’il parlait, je voyais derrière lui s’entr’ouvrir le rideau blanc de la cloison vitrée. Sa jeune femme, inquiète, regardait.

— Eh ! mon Dieu, lui dis-je, ce qu’il nous faut, ce n’est pas la vie d’un seul, c’est l’effort de tous.

Il se taisait, je poursuivis :

— Ainsi, écoutez-moi, vous Auguste, vous qui êtes brave et intelligent, ainsi les faubourgs de Paris, héroïques même quand ils se trompent, les faubourgs de Paris, pour un malentendu, pour une question de salaire mal comprise, pour une définition mal faite du socialisme, se sont levés en juin 1848 contre l’Assemblée issue d’eux-mêmes, contre le suffrage universel, contre leur propre vote, et ils ne se lèveront pas en décembre 1851 pour le droit, pour la loi, pour le peuple, pour la liberté, pour la République ! Vous dites que c’est trouble et que vous ne comprenez pas ; mais, bien au contraire, c’est en juin que tout était obscur, et c’est aujourd’hui que tout est clair !

Pendant que je disais ces derniers mots, la porte de l’arrière-boutique s’était ouverte doucement et quelqu’un était entré. C’était un jeune homme blond comme Auguste, vêtu d’un paletot et coiffé d’une casquette. Je fis un mouvement. Auguste se retourna et me dit : — Vous pouvez vous fier.

Ce jeune homme ôta sa casquette, s’approcha très près de moi en ayant soin de tourner le dos à la cloison vitrée, et me dit à demi-voix : – Je vous connais bien. J’étais sur le boulevard du Temple aujourd’hui. Nous vous avons demandé ce qu’il fallait faire ; vous avez dit qu’il fallait prendre les armes. Eh bien, voilà !

Il enfonça ses deux mains dans les poches de son paletot et en tira deux pistolets.

Presque au même moment la sonnette de la porte de la rue tinta. Il remit vivement ses pistolets dans son paletot. Un homme en blouse entra, un ouvrier d’une cinquantaine d’années. Cet homme, sans regarder personne, sans rien dire, jeta sur le comptoir une pièce de monnaie ; Auguste prit un petit verre et le remplit d’eau-de-vie ; l’homme but d’un trait, posa son verre sur le comptoir et s’en alla.

Quand la porte fut refermée : — Vous voyez, me dit Auguste, ça boit, ça mange, ça dort, et ça ne pense à rien. Les voilà tous !