Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lesquelles nous aurons à nous retirer, nous considérant comme en captivité. (Très bien !) Voulez-vous que je fasse venir l’adjudant-major ? (Non ! non ! c’est inutile.) Je vais lui dire qu’il ait à exécuter ses ordres. (Oui ! c’est cela !) »

Les représentants restèrent parqués et « vaguant » dans cette cour deux longues heures. On se promenait bras dessus bras dessous. On marchait vite pour se réchauffer. Les hommes de la droite disaient aux hommes de la gauche : — Ah ! Si vous aviez voté la proposition des questeurs ! Ils disaient aussi : — Eh bien ! la sentinelle invisible [1] ! Et ils riaient. Et Marc Dufraisse répondait : —Mandataires du peuple ! délibérez en paix ! Et c’était le tour de la gauche de rire. Du reste nulle amertume. La cordialité d’un malheur commun.

On questionnait sur Louis Bonaparte ses anciens ministres. On demandait à l’amiral Cécille : – Mais enfin qu’est-ce que c’est ? – L’amiral répondait par cette définition : – C’est peu de chose. M. Vésin ajoutait : – Il veut que l’histoire l’appelle « Sire ». – Pauvre sire alors ! disait M. Camus de la Guibourgère. M. Odilon Barrot s’écriait : — Quelle fatalité qu’on ait été condamné à se servir de cet homme !

Cela dit, ces hauteurs atteintes, la philosophie politique était épuisée, et l’on se taisait.

A droite, à côté de la porte, il y avait une cantine exhaussée de quelques marches au-dessus du pavé de la cour. – Élevons cette cantine à la dignité de buvette, dit l’ancien ambassadeur en Chine, M. de Lagrené. On entrait là, les uns s’approchaient du poêle, les autres demandaient un bouillon. MM. Favreau, Piscatory, Larabit et Vatimesnil s’y étaient réfugiés dans un coin. Dans le coin opposé, des soldats ivres dialoguaient avec des servantes de caserne. M. de Kératry, plié sous ses quatre-vingts ans, était assis près du poêle sur une vieille chaise vermoulue ; la chaise chancelait, le vieillard grelottait.

Vers quatre heures un bataillon de chasseurs de Vincennes arriva dans la cour avec ses gamelles et se mit à manger en chantant et avec de grands éclats de gaîté.

M. de Broglie les regardait et disait à M. Piscatory : — Chose étrange de voir les marmites des janissaires, disparues de Constantinople, reparaître à Paris !

Presque au même moment un officier d’état-major vint prévenir les représentants, de la part du colonel Feray, que les appartements qu’on leur destinait étaient prêts, et les invita à le suivre. On les introduisit dans le bâtiment de l’est, qui est l’aile de la caserne la plus éloignée du palais du conseil d’État ; on les fit monter au troisième étage. Ils s’attendaient à des chambres et à

  1. Michel (de Bourges) avait ainsi qualifié Louis Bonaparte, comme gardien de la République contre les partis monarchiques.