Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant l’un des deux chefs de bataillon contremanda un voyage qu’il devait faire dans la journée même et nous promit son concours. — Mais, ajouta-t-il, ne vous faites pas illusion ; on prévoit qu’on sera écharpé. Peu d’hommes marcheront.

Le colonel Forestier nous dit : — Watrin, le colonel actuel de la 6e, ne se soucie pas des coups. Il me remettra peut-être le commandement à l’amiable. Je vais aller le trouver seul pour moins l’effaroucher, et je vous rejoindrai chez Bonvalet.

À la hauteur de la Porte Saint-Martin, nous quittâmes notre voiture, et nous suivîmes le boulevard à pied, Charamaule et moi, afin de voir les groupes de plus près et de mieux juger la physionomie de la foule.

Les derniers nivellements de la voie publique ont fait du boulevard de la Porte Saint-Martin un ravin profond dominé par deux escarpements. Au haut de ces escarpements sont les trottoirs garnis de rampes. Les voitures cheminent dans le ravin et les passants sur les trottoirs.

Au moment où nous arrivions sur le boulevard, une longue colonne d’infanterie débouchait dans ce ravin, tambours en tête. Les ondulations épaisses des bayonnettes remplissaient le carré Saint-Martin et se perdaient dans les profondeurs du boulevard Bonne-Nouvelle.

Une foule énorme et compacte couvrait les deux trottoirs du boulevard Saint-Martin. Il y avait une multitude d’ouvriers en blouse accoudés sur les rampes.

Au moment où la tête de la colonne s’engagea dans le défilé devant le théâtre de la Porte Saint-Martin, un cri de : Vive la République ! sortit de toutes les bouches comme s’il était crié par un seul homme. Les soldats continuèrent d’avancer en silence, mais on eût dit que leur pas se ralentissait, et plusieurs d’entre eux regardèrent la foule d’un air indécis. Que signifiait ce cri de Vive la République ? Etait-ce une acclamation ? était-ce une huée ?

Il me sembla dans ce moment-là que la République relevait le front et que le coup d’État baissait la tête.

Cependant Charamaule me dit : — Vous êtes reconnu.

En effet, à la hauteur du Château-d’Eau, la foule m’entoura. Quelques jeunes gens crièrent : Vive Victor Hugo ! Un d’eux me demanda : – Citoyen Victor Hugo, que faut-il faire ?

Je répondis : — Déchirez les affiches factieuses du coup d’État, et criez : Vive la Constitution !

— Et si l’on tire sur nous ? me dit un jeune ouvrier.

— Vous courrez aux armes.

— Bravo ! cria la foule.