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Dans les premiers jours de janvier 1852, se présenta un homme «portant d’étroits favoris noirs coupés très courts, les cheveux à peine visibles sous un large chapeau de feutre rond, vêtu d’une soutane qui le cachait de la tête aux pieds… Victor Hugo regardait, surpris, cette figure d’ecclésiastique dont il avait comme un vague souvenir, lorsque l’inconnu prit la parole : Citoyen Victor Hugo, dit-il, vous m’avez longtemps été suspect, je ne pouvais me défendre contre vous d’un sentiment de défiance en songeant que vous aviez soutenu Louis-Philippe et proclamé, le 24 février, la régence de la duchesse d’Orléans. Le pair de France m’obscurcissait en vous le démocrate. Je me demandais si vous étiez sincèrement républicain. Ce doute a duré trois ans. Il a cessé en trois jours. Je vous ai vu les 2, 3 et 4 décembre, cela m’a suffi. Je suis Victor Schœlcher, voulez-vous me donner la main[1] ? »

Victor Hugo pouvait d’autant plus sourire à cette boutade que Schœlcher pendant ces journées du coup d’Etat n’avait cessé à Paris de rendre hommage au courage de son collègue.

Les proscrits, depuis un mois, avaient pu organiser leur nouvelle existence et ne songeaient plus maintenant qu’aux moyens de faire une guerre acharnée au coup d’Etat. Louis Blanc, qui était à Londres, se proposait de fonder, avec Pierre Leroux, un journal hebdomadaire sous le patronage d’un comité composé de trois français, de trois allemands et de trois italiens, et proposait à Victor Hugo d’être l’un des trois français. Victor Hugo hésitait. Son fils François-Victor lui enleva toute incertitude en insistant énergiquement pour l’isolement, beaucoup plus grand, et beaucoup plus fier ; il lui écrivait de sa prison :

Ne te mêle à aucun système. Aucun nom, aucun homme ne peut l’ajouter. Tu te diminuerais aux dépens d’autrui. Je te dis cela pour certaine proposition.

Victor Hugo partagea cet avis. Sa petite chambre d’auberge lui paraissant trop étroite, il alla s’installer, le 5 janvier, 16, place de l'Hôtel-de-Ville, dans une halle immense avec trois fenêtres sur la place. Il s’était procuré quelques meubles. Il écrivait toute la matinée, une partie de la journée, et le soir ; on savait qu’il n’aimait pas à être dérangé. Aussi l’ami qui entrait ne lui adressait pas la parole, restait dans un coin, et attendait. La page terminée, Victor Hugo tournait la tête et la conversation s’engageait ; tout visiteur devenait pour lui un collaborateur et lui apportait le récit des faits dont il avait été le témoin.

Le 8 janvier 1852 Victor Hugo écrivait à sa femme :

Les journaux belges appellent Bonaparte Napoléon-le-Petit. Ainsi j’aurai baptisé les deux phases de la réaction, les Burgraves et Napoléon-le-Petit [2] C’est déjà quelque chose, — en attendant mieux[3].

Victor Hugo annonçait le 11 janvier à sa femme qu’il était banni, il l’avait appris par Labrousse qui lui dit : « Vous êtes banni, avec 68 représentants du peuple, comme chefs socialistes… J’ai vu le décret. » Mais Mme  Victor Hugo connaissait déjà la nouvelle, car elle écrivait à son mari aussitôt :

C’est Béranger qui m’a apporté le Moniteur. C’est par lui que j’ai su que tu étais expulsé. Je lui ai demandé s’il avait passé par de pareils temps, l’empire compris, il m’a dit que rien ne ressemblait à ceci. À cette nouvelle qui m’apprenait ton expulsion, je n’ai été ni abattue, ni attristée. Je suis partie apprendre

  1. Les Hommes de l'exil, par Charles Hugo
  2. On nommait Burgraves les monarchistes de l’Assemblée dont M. Molé était le chef. Quant au mot Napoléon-le-Petit, Victor Hugo l’avait prononcé, pour la première fois, dans son mémorable discours du 11 juillet 1851, bien avant de le prendre pour titre du livre auquel, en janvier 1852, il ne songeait pas encore.
  3. Correspondance