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le mont-saint-michel.
Coutances, 28 juin.

Comme tu vois, mon Adèle, cette lettre est datée de Coutances, l’ancien fief de Martine que j’embrasse de tout mon cœur (non pas le fief, bien entendu). J’ai déjà fait mon tour dans la ville, quoiqu’il soit onze heures du soir, et j’ai vu les beaux clochers de la cathédrale assaisonnés d’un magnifique clair de lune. Du reste, c’est la première belle cathédrale que je vois depuis Chartres. Celle de Dol compte à peine, celle d’Avranches est détruite.

Je viens de rentrer assez fatigué, mais je veux t’écrire, ma pauvre bien-aimée, avant de m’endormir. Cela mettra de bons rêves dans mon sommeil. — On m’apporte un bouillon qui interrompt ma lettre. Je note en passant que ledit bouillon est bon, ce qui est rare pour du bouillon d’auberge. Il faut le boire pour le croire.

Voici ma plus récente aventure : De Saint-Malo, d’où était ma dernière lettre, je suis allé à Châteauneuf. Il y avait, dans ce qu’ils avaient la bonté d’appeler le coupé de la patache, trois humains, un sous-lieutenant en garnison de campement à Châteauneuf, une jeune fille d’une mise bizarrement simple et grave, et puis moi. En sortant de la ville, je dis à la demoiselle : Mademoiselle, désirez-vous que je lève cette glace ? Elle me répond, avec une voix très douce et un léger accent anglais ou allemand : Comme tu voudras. De quoi le sous-lieutenant demeura grandement ébahi et scandalisé. C’était une façon de quakeresse qui s’en allait faire son éducation à Sainte-Suzanne. Elle a continué la route avec nous, tutoyant avec modestie l’officier qui avait fini par s’apprivoiser, et moi qui vois tout d’un œil philosophique. Elle a dîné une fois à table d’hôte avec nous ; puis, à l’embranchement de la route de Vitré, elle a rencontré une autre patache poivrée de poussière qui l’a emportée en boitant.

Moi, je ne suis pas allé à Vitré. De Dinan, je suis revenu à Pontorson. Dinan est une belle vieille ville agglutinée et maçonnée en surplomb sur un précipice comme un nid d’hirondelles. Il y reste encore deux belles églises, une superbe vieille tour que j’ai dessinée, et çà et là quelques maisons sculptées, un magnifique porche roman veuf de son église, quelques façades où l’art de la Renaissance s’est assez bien tiré du granit.

J’étais hier au Mont-Saint-Michel. Ici, il faudrait entasser les superlatifs d’admiration, comme les hommes ont entassé les édifices sur les rochers et