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les détails suivants sur cette expédition[1] :

Le guide de M. Victor Hugo, nouveau dans le métier, se trompa de sentier et l’aventura sur une langue de glace entre deux fentes qui se rapprochaient de pas en pas : la langue devint bientôt si étroite que le guide s’inquiéta, mais il ne voulut pas s’avouer en faute, et il alla de l’avant, disant que la route allait bientôt s’élargir ; elle se rétrécit encore et ne fut plus qu’une mince tranche entre deux abîmes. Le guide saisit la main de M. Victor Hugo et lui dit : — Ne craignez rien. Mais il était tout pâle. À quelque distance, une des fentes cessait, et la languette rejoignait un plateau ; mais il fallait aller jusque-là. Il n’y avait pas place pour deux de front : le guide n’avait qu’un pied sur le niveau et marchait de l’autre côté sur la pente glissante du gouffre ; le jeune montagnard au reste ne bronchait pas et supportait la pression du voyageur avec la solidité d’une statue. Ils arrivèrent au plateau, mais là le danger n’était pas fini. Le plateau auquel l’arête se rattachait était plus haut qu’elle de cinq à six pieds et coupé à pic.

— Il faut que nous nous quittions la main, dit le guide. Restez appuyé sur votre bâton, et fermez les yeux de crainte du vertige.

Il grimpa au mur de glace et après quelques secondes qui parurent des quarts d’heure à M. Victor Hugo, se pencha, lui tendit les deux mains et l’enleva lestement…

Le guide de M. Nodier, voyant d’où venait l’autre, devina l’imprudence qu’il avait commise et l’en réprimanda durement : — il avait compromis la vie d’un voyageur et l’honneur de sa profession…

Les guides sont obligés de faire attester par le voyageur la manière dont ils l’ont conduit. Le guide de M. Victor Hugo dut donc présenter son livret ; il était tout décontenancé et trembla fort quand M. Hugo le lui rendit ; il rayonna de bonheur en lisant : « Je recommande Michel Devouassous, qui m’a sauvvé la vie. »

Les fonds étant épuisés, il fallut rentrer en France. On arriva à Paris le 2 septembre. Charles Nodier n’avait plus que 22 francs et Victor Hugo 18. Il rapportait son manuscrit du voyage, suivant les termes du traité. Mais le livre attendu ne paraissant pas, il publia un premier fragment dans la Revue de Paris en août 1829. Une note annonçait que cette publication promise d’année en année allait enfin voir le jour sous le titre : Album de trois voyageurs à la vallée de Chamonix.

L’éditeur ayant fait de mauvaises affaires, l’album resta dans les cartons. Un second fragment fut inséré dans la Revue des Deux Mondes en 1831. Ces deux fragments furent recueillis par Mme Victor Hugo et introduits dans les volumes : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, avec les œuvres de la première jeunesse sous le titre : Fragment d’un voyage aux Alpes. Nous avons cru devoir le placer en tête de ce volume dans une édition qui comprend les œuvres complètes de Victor Hugo.

Le volume : France et Belgique a paru en 1892 ; il précède pourtant dans cette édition Alpes et Pyrénées, dont l’édition originale date de 1890. Il nous a semblé en effet plus rationnel de suivre ici l’ordre chronologique.

Ces divers voyages datent de 1834, 1835, 1836, 1837, 1839 et 1843. Il s’est écoulé quarante-sept ans entre l’époque où les dernières lettres et les dernières notes d’album ont été écrites et la date où elles ont été livrées au public, cinq et sept années après la mort de Victor Hugo.

Le plus souvent, les récits de Victor Hugo étaient adressés sous forme de lettres à sa femme et à Louis Boulanger ; mais parfois les étapes étaient rapides et rapprochées. Victor Hugo n’avait pas le temps de s’enfermer quelques heures dans une auberge pour écrire des lettres ; il prenait alors de simples notes sur des albums ; il avait évidemment l’intention

  1. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.