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1840.




LA FORÊT-NOIRE[1].


Lorsque j’étais enfant, ce mot, Forêt-Noire, éveillait dans mon esprit une de ces idées complètes comme l’enfance les aime. Je me figurais une forêt prodigieuse, impénétrable, effrayante, une futaie pleine de ténèbres avec des profondeurs brumeuses, des sentiers étroits cheminant à travers une herbe épaisse peuplée de reptiles invisibles, sous des arbres géants ; partout des racines tortueuses sortant à demi de terre comme des poignées de serpents ; de sinistres branchages épineux, des fouillis de sarments hideux se découpant comme des filets d’encre sur le ciel livide et y traçant çà et là l’inextricable paraphe du démon ; des silhouettes immobiles de chats-huants perchées dans ces réseaux noirs ; des yeux de braise flambant dans l’ombre comme des trous au mur de l’enfer ; tantôt forêt lugubre d’Albert Dürer, tantôt forêt sinistre de Salvator Rosa ; tantôt des bruits affreux, tantôt un silence horrible ; les râles des chouettes, les huées des hiboux ou la morne taciturnité du sépulcre ; le jour, une vague lueur ; la nuit, une obscurité effroyable, avec quelques étoiles, pareilles à des prunelles effarées, dans les intervalles des arbres ou un blanc rayon de pleine lune au bout des branches.

Du reste les arbres de cette forêt de mes rêves n’étaient ni des sapins, ni des ormes, ni des chênes ; c’étaient des arbres.

Plus tard, quand un peu plus de vie réelle commença à pénétrer dans mon imagination et à s’y mêler aux fantômes, ce ne fut plus la Forêt-Noire, ce fut la Forêt-Sombre. Elle était bien encore formidable et lugubre par endroits, mais un fantastique rayon de soleil y tombait dans des clairières

  1. Cette description de la Forêt-Noire est prise dans l’Album emporté par Victor Hugo, en 1840, pendant son second voyage au Rhin.
    Nous avons dû, en publiant le Rhin, écrit sous forme de Lettres à un ami, respecter dans cette édition et la classification établie par l’auteur, et l’ordre chronologique suivi dans l’édition originale. Nous nous sommes contentés d’indiquer les raisons qui avaient poussé Victor Hugo à antidater les Lettres du Rhin (Le Rhin, Historique, p. 505-507).
    Mais dans ce volume nous nous croyons autorisés à reproduire ces quelques pages, sorte de complément intime aux Lettres publiées par Victor Hugo.