Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/428

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le cri de rage du torrent cache parle brouillard. Je ne sais quoi de vague, de surnaturel et d’impossible se mêlait au paysage ; tout était ténébreux et comme pensif autour de moi ; les spectres immenses des montagnes m’apparaissaient par les trous des nuées comme à travers des linceuls déchirés. Le crépuscule n’éclairait rien ; seulement, par une crevasse au-dessus de ma tête, j’apercevais au loin dans l’infini un coin du ciel bleu, pâle, glacé, lugubre et éclatant ; tout ce que je distinguais de la terre, rochers, forêts, prairies, glaciers, se mouvait pêle-mêle dans les vapeurs et semblait fuir, emporté par le vent à travers l’espace dans un gigantesque réseau de nuages.

Ce matin, la nuit avait été sereine. Le ciel était étoilé ; mais quel ciel et quelles étoiles ! vous savez, cette fraîcheur, cette grâce, cette transparence mélancolique et inexprimable du matin, les étoiles claires sur le ciel blanc, une voûte de cristal semée de diamants. À cette voûte lumineuse s’appuyaient de toutes parts les énormes montagnes, noires, velues, difformes. Celles de l’orient découpaient à leur sommet sur le plus vif de l’aube leurs sapins qui ressemblaient à ces feuilles dont les pucerons ne laissent que les fibres et font une dentelle. Celles de l’occident, noires à leur base et dans presque toute leur hauteur, avaient à leur cime une clarté rose. Pas un nuage, pas une vapeur. Une vie obscure et charmante animait le flanc ténébreux des montagnes ; on y distinguait l’herbe, les fleurs, les pierres, les bruyères, dans une sorte de fourmillement doux et joyeux. Le bruit du gave n’avait plus rien d’horrible ; c’était un grand murmure mêlé à ce grand silence. Aucune pensée triste, aucune anxiété ne sortait de cet ensemble plein d’harmonie. Toute la vallée était comme une urne immense où le ciel, pendant les heures sacrées de l’aube, versait la paix des sphères et le rayonnement des constellations.

Il me semble, mon ami, que ces choses-là sont plus que des paysages. C’est la nature entrevue à de certains moments mystérieux où tout semble rêver, j’ai presque dit penser, où l’arbre, le rocher, le nuage et le buisson vivent plus visiblement qu’à d’autres heures et semblent tressaillir du sourd battement de la vie universelle.

Vision étrange et qui pour moi est bien près d’être une réalité, aux instants où les yeux de l’homme sont fermés, quelque chose d’inconnu apparaît dans la création. Ne le voyez-vous pas comme moi ? Ne dirait-on pas qu’aux moments du sommeil, quand la pensée cesse dans l’homme, elle commence dans la nature ? Est-ce que le calme est plus profond, le silence plus absolu, la solitude plus complète, et qu’alors le rêveur qui veille peut mieux saisir, dans ses détails subtils et merveilleux, le fait extraordinaire de la création ? ou bien y a-t-il en effet quelque révélation, quelque manifestation de la grande intelligence entrant en communication