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12 août.

Que vous dirai-je ? je suis charmé. C’est un admirable pays, et très beau, et très curieux, et très amusant. Pendant que vous avez la pluie à Paris, j’ai le soleil ici, et le ciel bleu, et tout juste ce qu’il faut de nuages pour faire de magnifiques fumées sur les montagnes.

Tout ici est capricieux, contradictoire et singulier ; c’est un mélange de mœurs primitives et de mœurs dégénérées ; naïveté et corruption ; noblesse et bâtardise ; la vie pastorale et la guerre civile ; des gueux qui ont des airs de héros, des héros qui ont des mines de gueux ; une ancienne civilisation qui achève de pourrir au milieu d’une jeune nature et d’une nation nouvelle ; c’est vieux et cela naît, c’est rance et c’est frais ; c’est inexprimable. Surtout, c’est amusant.

Pays unique où l’incompatible se marie à tout moment, à tout bout de champ, à tout coin de rue. Les servantes de tables d’hôte se cambrent comme des duchesses pour recevoir deux sous. Regardez cette fille de village qui passe ; elle est jolie à miracle, coiffée à ravir, coquette et parée comme une madone ; baissez les yeux, c’est une horrible jupe déguenillée d’où sortent d’affreux grands pieds nus et sales. La madone se termine en muletier. Le vin est exécrable, il sent la peau de bouc ; l’huile est abominable, elle sent je ne sais quoi ; l’enseigne de toutes les boutiques vous offre du vin et de l’huile : Vino y aceyte. Les grandes routes ont des trottoirs, les mendiantes ont des bijoux, les cabanes ont des armoiries, les habitants n’ont pas de souliers. Tous les soldats jouent de la guitare dans tous les corps de garde. Les prêtres grimpent sur l’impériale, fument des cigares, regardent les jambes des femmes, mangent comme des tigres et sont maigres comme des clous. Les chemins sont semés de gredins pittoresques.

Ô Espagne décrépite ! ô peuple tout neuf ! Grande histoire ! grand passé ! grand avenir ! présent hideux et chétif ! Ô misères ! ô merveilles ! On est repoussé, on est attiré. Je vous le dis, c’est inexprimable.

Le soir, on les revoit, ces mêmes gredins, debout sur le sommet des collines, une carabine au dos, faisant des silhouettes sur le ciel.


Somme toute, admirable pays.

La gorge qui mène de Tolosa à Pampelune serait célèbre si on la voyait. Mais c’est une de ces routes que personne ne prend. Un voyage en zigzag en Espagne serait un voyage de découvertes. Il y a sept ou huit grandes routes ; tout le monde les suit. Personne ne connaît les lieux intermédiaires.