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pasages


L’autre jour j’étais sorti de Saint-Sébastien à l’heure de la marée. J’avais pris à gauche, à l’extrémité de la promenade, par le pont de bois sur l’Urumea, qu’on passe pour un quarto. Une route s’était présentée, je l’avais acceptée au hasard, et j’allais. Je marchais dans la montagne sans trop savoir où j’étais ; peu à peu le paysage extérieur, que je regardais vaguement, avait développé en moi cet autre paysage intérieur que nous nommons la rêverie ; j’avais l’œil tourné et ouvert au dedans de moi, et je ne voyais plus la nature, je voyais mon esprit. Je ne pourrais dire ce que je faisais dans cet état auquel vous me savez sujet ; je me rappelle seulement d’une manière confuse que je suis resté quelques minutes arrêté devant un liseron dans lequel allait et venait une fourmi et que dans ma rêverie ce spectacle se traduisait en cette pensée : — Une fourmi dans un liseron. Le travail et le parfum. Deux grands mystères, deux grands conseils.

Je ne sais depuis combien de temps je marchais ainsi quand tout à coup un bruit aigu composé de mille cris bizarres m’a réveillé. J’ai regardé ; j’étais entre deux collines avec de hautes montagnes pour horizon, et j’allais droit à un bras de mer auquel la route que je suivais aboutissait brusquement à vingt toises devant moi. Là, au point où le chemin plongeait dans le flot, il y avait quelque chose de singulier.

Une cinquantaine de femmes, rangées sur une seule ligne comme une compagnie d’infanterie, semblaient attendre quelqu’un, et l’appeler, et le réclamer, avec des glapissements formidables. La chose m’a fort émerveillé ; mais ce qui a redoublé ma surprise, ça été de reconnaître, au bout d’un instant, que ce quelqu’un, si attendu, si appelé, si réclamé, c’était moi. La route était déserte, j’étais seul, et toute cette bourrasque de cris s’adressait vraiment à moi.

Je me suis approché, et mon étonnement s’est encore accru. Ces femmes me jetaient toutes à la fois les paroles les plus vives et les plus engageantes : Señor frances, benga usted con migo ! — Con migo, caballero ! — Ven, homhre, muy bonita soy !

Elles m’appelaient avec les pantomimes les plus expressives et les plus variées, et pas une n’avançait vers moi. Elles semblaient des statues vivantes enracinées dans le sol auxquelles un magicien eût dit : Faites tous les cris, faites tous les gestes ; ne faites point un pas. Du reste, elles étaient de tout