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la charrette à bœufs.


Saint-Sébastien, 28 juillet.

C’est le 27 juillet 1843, à dix heures et demie du matin, qu’au moment d’entrer en Espagne, entre Bidart et Saint-Jean-de-Luz, à la porte d’une pauvre auberge, j’ai revu une vieille charrette à bœufs espagnole. J’entends par là la petite charrette de Biscaye, à deux bœufs et à deux roues pleines qui tournent avec l’essieu et font un bruit effroyable qu’on entend d’une lieue dans la montagne.

Ne souriez pas, mon ami, du soin tendre avec lequel j’enregistre si minutieusement ce souvenir. Si vous saviez comme ce bruit, horrible pour tout le monde, est charmant pour moi ! Il me rappelle des années bénies.

J’étais tout petit quand j’ai traversé ces montagnes et quand je l’ai entendu pour la première fois. L’autre jour, dès qu’il a frappé mon oreille, rien qu’à l’entendre, je me suis senti subitement rajeuni, il m’a semblé que toute mon enfance revivait en moi, je ne saurais vous dire par quel étrange et surnaturel effet ma mémoire était fraîche comme une aube d’avril, tout me revenait à la fois ; les moindres détails de cette époque heureuse m’apparaissaient nets, lumineux, éclairés comme par le soleil levant. À mesure que la charrette à bœufs s’approchait avec sa musique sauvage, je revoyais distinctement ce ravissant passé, et il me semblait qu’entre ce passé et aujourd’hui il n’y avait rien. C’était hier.

Oh ! le beau temps ! les douces et rayonnantes années ! J’étais enfant, j’étais petit, j’étais aimé. Je n’avais pas l’expérience, et j’avais ma mère !

Les voyageurs autour de moi se bouchaient les oreilles ; moi, j’avais le ravissement dans le cœur. Jamais chœur de Weber, jamais symphonie de Beethoven, jamais mélodie de Mozart n’a fait éclore dans une âme tout ce qu’éveillait en moi d’angélique et d’ineffable le grincement furieux et bizarre de ces deux roues mal graissées dans un sentier mal pavé.

La charrette s’est éloignée, le bruit s’est affaibli peu à peu, et, à mesure qu’il s’éteignait dans la montagne, l’éblouissante apparition de mon enfance s’éteignait dans ma pensée ; puis tout s’est décoloré, et quand la dernière note de ce chant harmonieux pour moi seul s’est évanouie dans la distance, je me suis senti retomber lentement dans la réalité, dans le présent, dans la vie, dans la nuit.

Qu’il soit béni, le pauvre bouvier inconnu qui a eu le pouvoir mysté-