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Je compris sur-le-champ l’opération. Le matin on annonce qu’on mènera les curieux à Biarritz pour trois sous par personne : il y a foule ; le soir, on remmène cette foule à Bayonne pour douze francs par tête.

J’avais éprouvé le matin même la rigidité stoïque de mon cocher ; je ne répliquai pas un mot, et je payai.

Tout en regagnant Bayonne au galop, la belle maxime du paysan navarrais me revint à l’esprit, et j’en fis, pour l’enseignement des voyageurs, cette traduction en langue vulgaire : Voitures pour Biarritz. Prix, par personne, pour aller : Trois sous ; pour revenir : Douze francs. — Ne trouvez-vous pas que c’est là une belle oscillation ?

À quelque distance de Bayonne, un de mes compagnons de route me montra dans l’ombre sur une colline le château de Marrac, ou du moins ce qui en reste aujourd’hui.

Le château de Marrac est célèbre pour avoir été, en 1808, le logis de l’empereur, à l’époque de l’entrevue de Bayonne. Napoléon avait en cette occasion une grande pensée ; mais la providence ne l’accepta pas ; et, quoique Joseph Ier ait gouverné les Castilles comme un bon et sage prince, l’idée, si utile pourtant à l’Europe, à la France, à l’Espagne et à la civilisation, de donner une dynastie neuve à l’Espagne fut funeste à Napoléon comme elle l’avait été à Louis XIV.

Joséphine, qui était créole et superstitieuse, accompagnait l’empereur à Bayonne. Elle semblait avoir je ne sais quels pressentiments, et, comme Nuñez Saledo dans la romance espagnole, elle répétait souvent : Il arrivera malheur de ceci.

Aujourd’hui qu’on voit le revers de ces événements déjà enfoncés dans l’histoire à une distance de trente années, on distingue, dans les moindres détails, tout ce qu’ils ont eu de sinistre, et il semble que la fatalité en ait tenu tous les fils.

En voici une particularité tout à fait inconnue et qui mérite d’être recueillie.

Pendant son séjour à Bayonne, l’empereur voulut visiter les travaux qu’il faisait exécuter au Boucaut. Les bayonnais qui avaient alors âge d’homme se souviennent que l’empereur, un matin, traversa à pied les allées marines pour aller gagner le brigantin mouillé dans le port qui devait le transporter à l’embouchure de l’Adour.

Il donnait le bras à Joséphine. Comme partout il avait là sa suite de rois, et, dans cette conjoncture, c’étaient les princes du midi et les Bourbons d’Espagne qui lui faisaient cortège ; le vieux roi Charles IV et sa femme ; le prince des Asturies, qui depuis a été roi et s’est appelé Ferdinand VII ; don Carlos, aujourd’hui prétendant sous le nom de Charles V.

Toute la population de Bayonne était dans les allées marines et entourait l’empereur, qui marchait sans gardes. Bientôt la foule devint si nom-