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seconde stance, et, voyant que je l’écoutais immobile et debout sur le rocher, elle me dit en souriant dans un jargon mêlé de français et d’espagnol :

— Senor estrangero, conoce usted cette chanson ?

— Je crois que oui, lui dis-je. Un peu.

Puis je m’éloignai, mais elle ne me renvoyait pas.

Est-ce que vous ne trouvez pas dans ceci je ne sais quel air d’Ulysse écoutant la sirène ? La nature nous rejette et nous redonne sans cesse, en les rajeunissant, les thèmes et les motifs innombrables sur lesquels l’imagination des hommes a construit toutes les vieilles poésies et toutes les vieilles mythologies.

Somme toute, avec sa population cordiale, ses jolies maisons blanches, ses larges dunes, son sable fin, ses grottes énormes, sa mer superbe, Biarritz est un lieu admirable.

Je n’ai qu’une peur, c’est qu’il ne devienne à la mode. Déjà on y vient de Madrid, bientôt on y viendra de Paris.

Alors Biarritz, ce village si agreste, si rustique et si honnête encore, sera pris du mauvais appétit de l’argent ; sacra fames. Biarritz mettra des peupliers sur ses mornes, des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes, des pantalons à ses baigneuses. Biarritz deviendra pudique et rapace. La pruderie, qui n’a dans tout le corps de chaste que les oreilles, comme dit Molière, remplacera la libre et innocente familiarité de ces jeunes femmes qui jouent avec la mer. Et puis il y aura cabinet de lecture et théâtre. On lira la gazette à Biarritz ; on jouera le mélodrame et la tragédie à Biarritz. Ô Zaïre, que me veux-tu ? Le soir on ira au concert, car il y aura concert tous les soirs, et un chanteur en i, un rossignol pansu d’une cinquantaine d’années, chantera des cavatines de soprano à quelques pas de ce vieil océan qui chante la musique éternelle des marées, des ouragans et des tempêtes.

Alors Biarritz ne sera plus Biarritz. Ce sera quelque chose de décoloré et de bâtard comme Dieppe et Ostende.

Rien n’est plus grand qu’un hameau de pêcheurs, plein des mœurs antiques et naïves, assis au bord de l’océan ; rien n’est plus grand qu’une ville qui semble avoir la fonction auguste de penser pour le genre humain tout entier et de proposer au monde les nouveautés, souvent difficiles et redoutables, que la civilisation réclame. Rien n’est plus petit, plus mesquin et plus ridicule qu’un faux Paris.

Les villes que baigne la mer devraient conserver précieusement la physionomie que leur situation leur donne. L’océan a toutes les grâces, toutes les beautés, toutes les grandeurs. Quand on a l’océan, à quoi bon copier Paris ?