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Comme je revenais sur mes pas, je remarquai un de ces fantômes assis à terre près de la porte. Il avait le cou tendu, la tête levée, la bouche lamentable, la main ouverte, un pagne au milieu du corps, une jambe et un pied nus, et de son autre cuisse sortait un tibia dénudé posé sur une pierre comme une jambe de bois. Il semblait me demander l’aumône.

Rien de plus étrange et de plus mystérieux qu’un pareil mendiant à une pareille porte.

Que lui donner ? Quelle aumône lui faire ? Quel est le sou qu’il faut aux morts ? Je restai longtemps immobile devant cette apparition, et ma rêverie devint peu à peu une prière.

Quand on se dit que toutes ces larves, aujourd’hui enchaînées dans ce silence glacé et dans ces attitudes navrantes, ont vécu, ont palpité, ont souffert, ont aimé ; quand on se dit qu’elles ont eu le spectacle de la nature, les arbres, la campagne, les fleurs, le soleil, et la voûte bleue du ciel au lieu de cette voûte livide ; quand on se dit qu’elles ont eu la jeunesse, la vie, la beauté, la joie, le plaisir, et qu’elles ont poussé comme nous dans les fêtes de ces longs éclats de rire pleins d’imprudence et d’oubli ; quand on se dit qu’elles ont été ce que nous sommes et que nous serons ce qu’elles sont ; quand on se trouve ainsi, hélas ! face à face avec son avenir, une morne pensée vous vient au cœur, on cherche en vain à se retenir aux choses humaines qu’on possède et qui toutes successivement s’écroulent sous vos mains comme du sable, et l’on se sent tomber dans un abîme.

Pour qui regarde ces débris humains avec l’œil de la chair, rien n’est plus hideux. Des linceuls en haillons les cachent à peine. Les côtes apparaissent à nu à travers les diaphragmes déchirés ; les dents sont jaunes, les ongles noirs, les cheveux rares et crépus ; la peau est une basane fauve qui sécrète une poussière grisâtre ; les muscles, qui ont perdu toute saillie, les viscères et les intestins se résolvent en une sorte de filasse roussâtre d’où pendent d’horribles fils que dévide silencieusement dans ces ténèbres l’invisible quenouille de la mort. Au fond du ventre ouvert on aperçoit la colonne vertébrale.

— Monsieur, me disait l’homme, comme ils sont bien conservés !

Pour qui regarde cela avec l’œil de l’esprit, rien n’est plus formidable.

Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti à pas de loup et m’avait laissé seul. La lampe était restée posée à terre. Quand cet homme ne fut plus là, il me sembla que quelque chose qui me gênait avait disparu. Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe et intime avec les mornes habitants de ce caveau.

Je regardais avec une sorte de vertige cette ronde qui m’environnait, im-