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toutes parts. À la clarté de la lampe, je les entrevoyais confusément à travers ce brouillard qui remplit les lieux bas et ténébreux.

Imaginez un cercle de visages effrayants, au centre duquel j’étais. Les corps noirâtres et nus s’enfonçaient et se perdaient dans la nuit ; mais je voyais distinctement saillir hors de l’ombre et se pencher en quelque sorte vers moi, pressées les unes contre les autres, une foule de têtes sinistres ou terribles qui semblaient m’appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes, mais sans voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux.

Qu’était-ce que ces figures ? Des statues sans doute. Je pris la lampe des mains du sonneur, et je m’approchai. C’étaient des cadavres.

En 1793, pendant qu’on violait le cimetière des rois à Saint-Denis, on viola le cimetière du peuple à Bordeaux. La royauté et le peuple sont deux souverainetés ; la populace les insulta en même temps. Ce qui prouve, soit dit en passant aux gens qui ne savent pas cette grammaire, que peuple et populace ne sont point synonymes.

Le cimetière de Saint-Michel de Bordeaux fut dévasté comme les autres. On arracha les cercueils du sol, on jeta au vent toute cette poussière. Quand la pioche arriva près des fondations de la tour, on fut surpris de ne plus rencontrer ni bières pourries, ni vertèbres rompues, mais des corps entiers, desséchés et conservés par l’argile qui les recouvrait depuis tant d’années. Cela inspira la création d’un musée-charnier. L’idée convenait à l’époque.

Les petits enfants de la rue Montfaucon et du chemin de Règles jouaient aux osselets avec les débris épars du cimetière. On les leur reprit des mains ; on recueillit tout ce qu’on put retrouver, et l’on entassa ces ossements dans le caveau inférieur du campanile Saint-Michel. Cela fit un monceau de dix-sept pieds de profondeur sur lequel on ajusta un plancher avec balustrade.

On couronna le tout avec les cadavres si étrangement intacts qu’on venait de déterrer. Il y en avait soixante-dix. On les plaça debout contre le mur dans l’espace circulaire réservé entre la balustrade et la muraille. C’est ce plancher qui résonnait sous mes pieds ; c’est sur ces ossements que je marchais ; ce sont ces cadavres qui me regardaient.

Quand le sonneur eut produit son effet, car cet artiste met la chose en scène comme un mélodrame, il s’approcha de moi, et daigna me parler. Il m’expliqua ses morts. Le vampire se fit cicérone. Je croyais entendre jaser un livret de musée. Par moments c’était la faconde d’un montreur d’ours.

— Regardez celui-ci, monsieur, c’est le numéro un. Il a toutes ses dents.