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soleil, toutes voiles carguées, fièrement appuyé sur la vague, et qui me paraissait avoir je ne sais quelle attitude menaçante, car il sortait de la mitraille et il allait peut-être y rentrer.

Notre maison était adossée aux remparts. C’est là, sur les talus de gazon vert, parmi les canons retournés la lumière sur l’herbe et les mortiers renversés la gueule contre terre, que nous allions jouer dès le matin.

Le soir, Abel, mon pauvre Eugène et moi, groupés autour de notre mère, barbouillant les godets d’une boîte à couleurs, nous enluminions à qui mieux mieux, de la manière la plus féroce, les gravures d’un vieil exemplaire des Mille et une nuits. Cet exemplaire m’avait été donné par le général Lahorie, mon parrain, qui mourut, quelques mois après l’époque dont je parle, à la plaine de Grenelle.

Eugène et moi, nous achetions aux petits garçons de la ville tous les chardonnerets et tous les verdiers qu’ils nous apportaient. Nous mettions ces pauvres oiseaux dans des cages d’osier. Quand une cage était remplie, nous en achetions une autre. Nous avions ainsi cinq cages pleines. Lorsqu’il fallut partir, nous donnâmes la volée à tous ces jolis oiseaux. Ce fut tout à la fois pour nous une joie et un crève-cœur.

C’était une personne de la ville, une veuve, je crois, qui louait cette maison à ma mère. Cette veuve habitait elle-même un pavillon voisin de notre logis. Elle avait une fille de quatorze ou quinze ans. Ma mémoire, après trente années, n’a perdu aucun des traits de cette angélique figure.

Je la vois encore. Elle était blonde et svelte, et me paraissait grande. C’était un regard doux et voilé, un profil virgilien, comme on rêve Amaryllis ou la Galatée qui s’enfuit vers les saules. Elle avait le cou admirablement attaché et d’une pureté adorable, la main petite, le bras blanc et le coude un peu rouge, ce qui tenait à son âge ; détail que le mien ignorait alors. Elle était habituellement coiffée d’un madras thé à bordure verte, étroitement serré du sommet de la tête à la nuque, de façon à laisser le front à découvert et à ne cacher que la moitié de la chevelure. Je ne me rappelle pas la robe qu’elle portait.

Cette belle enfant venait jouer avec nous. Quelquefois Abel et Eugène, mes aînés, plus grands et plus sérieux que moi, et « faisant les hommes», comme disait ma mère, allaient voir l’exercice à feu sur le rempart ou montaient dans leur chambre pour étudier Sobrino et feuilleter Cormon. Alors j’étais seul, je sentais l’ennui venir, que faire ? Elle m’appelait et me disait : Viens, que je te lise quelque chose.

Il y avait dans la cour une porte exhaussée de quelques marches et fermée d’un gros verrou rouillé que je vois encore, un verrou rond, à poignée en