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bayonne. — le charnier.


26 juillet.

Je n’ai pu entrer à Bayonne sans émotion. Bayonne est pour moi un souvenir d’enfance. Je suis venu à Bayonne étant tout petit, ayant sept ou huit ans, vers 1811 ou 1812, à l’époque des grandes guerres. Mon père faisait en Espagne son métier de soldat de l’empereur et tenait en respect deux provinces insurgées par l’Empecinado, Avila, Guadalaxara, et tout le cours du Tage.

Ma mère, allant le rejoindre, s’était arrêtée à Bayonne pour attendre un convoi, car alors, pour faire le voyage de Bayonne à Madrid, il fallait être accompagné de trois mille hommes et précédé de quatre pièces de canon. J’écrirai quelque jour ce voyage qui a son intérêt, ne fût-ce que pour préparer des matériaux à l’histoire.

Ma mère avait emmené avec elle mes deux frères Abel et Eugène et moi, qui étais le plus jeune des trois.

Je me rappelle que le lendemain de notre arrivée à Bayonne une espèce de signor ventru, orné de breloques exagérées, et baragouinant l’italien, se présenta chez ma mère. Cet homme nous fit, à nous enfants qui le regardions entrer à travers une porte vitrée, l’effet d’un charlatan de place. C’était le directeur du théâtre de Bayonne.

Il venait prier ma mère de prendre une loge à son théâtre. Ma mère loua une loge pour un mois. C’était à peu près le temps que nous devions rester à Bayonne.

Cette loge louée nous fit sauter de joie. Nous enfants, aller au spectacle tous les soirs pendant tout un mois, nous qui n’étions encore entrés dans un théâtre qu’une fois par an, et qui n’avions dans l’esprit d’autre souvenir dramatique que la Comtesse d’Escabagnas !

Le soir même, nous tourmentâmes ma mère, qui nous obéit, comme les mères font toujours, et nous mena au théâtre. Le contrôleur nous installa dans une magnifique loge de face ornée de draperies de calicot rouge à rosaces safran. On jouait Les Ruines de Babylone, fameux mélodrame qui avait en ce temps-là un immense succès par toute la France.

C’était magnifique, à Bayonne du moins. Des chevaliers abricot et des arabes vêtus de drap de fer de la tête aux pieds surgissaient à chaque instant, puis s’engloutissaient, au milieu d’une prose terrible, dans des ruines de