Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Captieux et les Traverses et, suivant une habitude des postillons en pareil cas, ont échangé leurs attelages. Les mêmes chevaux qui venaient de ramener vers la patrie les proscrits d’hier ont remmené vers l’exil les proscrits d’aujourd’hui.

Du reste, quelle que fût la nouvelle révolution qui s’accomplissait si près de nous, elle ne troublait qu’à la surface cette nature sévère et tranquille. Ce vent qui déplace les puissances et qui remue les trônes ne faisait pas tomber plus vite de l’arbre la pomme de pin qui tremble au bout de la branche. Les chariots attelés de bœufs passaient avec leur gravité antique à travers ces chaises de poste en fuite et ces diligences effarées.

Rien de plus étrange, pour le dire en passant, que ces attelages de bœufs. Le chariot est en bois, à quatre roues égales, ce qui indique qu’il ne tourne jamais sur lui-même et va toujours droit devant lui. Les bœufs sont entièrement couverts d’une grande toile blanche qui traîne à terre ; ils ont, entre les cornes, une sorte de perruque faite d’une peau de mouton, et sur le mufle un filet blanc à franges qui parodie à merveille une barbe. Quelques branches de chêne roulées autour de leur tête complètent l’accoutrement. Les bœufs, ainsi accommodés, ont un faux air de grands prêtres de tragédie ; ils ressemblent, à s’y méprendre, aux comparses du Théâtre-Français déguisés en flamines et en druides.

À Bazas, comme nous avions mis pied à terre, un de ces bœufs passa auprès de moi d’une allure si majestueuse et si pontificale que je fus tenté de lui dire :

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense.


Je crois même le lui avoir dit. Je dois ajouter, pour être exact, qu’il ne m’a mugi aucune réplique.

Au delà de Roquefort, les landes sont égayées par des tuileries qu’on rencontre de temps à autre ; les unes abandonnées et fort anciennes, remontant jusqu’à Louis XIII, ce qu’atteste le maître claveau de leurs archivoltes ; les autres en plein travail et en plein rapport, et fumant de toutes parts comme un fagot de bois vert sur un grand feu.

Il y a trente ans, étant tout enfant, j’ai voyagé dans ce pays. Je me rappelle que les voitures marchaient au pas, les roues ayant du sable jusqu’au moyeu. Il n’y avait pas de voie tracée. De temps en temps on trouvait un bout de chemin formé de troncs de pins juxtaposés et noués ensemble comme le tablier des ponts rustiques. Aujourd’hui ces sables sont traversés, de Bordeaux à Bayonne, par une large chaussée, bordée de peupliers, qui a presque la beauté d’un empierrement romain.

Dans un temps donné cette chaussée, effort d’industrie et de persévérance,