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pliqué d’histoire ; c’est la religion de l’âme puissamment combinée avec la philosophie des faits.

Les anciens chanoines sont enterrés au-dessous du chœur, les anciens évêques dans le chœur même. Une simple plaque de marbre noir incrustée dans le dallage de marbre blanc indique le gisement de chacun avec son nom. — Jacob Davy du Perron Cardlis M. 1618. — Gualter Cornu, ob. 1241. — Rien de plus. Tous sont là pêle-mêle, ossements méconnaissables, poussières confondues, les saints près des ambitieux, les martyrs avec les mondains, saint-Loup avec Duprat. Au-dessus de ce pavé, et comme un arbre qui y serait enraciné, s’élève debout sur sa colonne une grave horloge du quinzième siècle dont on entend le balancier dans l’ombre comme le bruit des pas du temps. Sur un pinacle qui surmonte le cadran, un ange frappe les heures, et l’horloge, parlant comme une voix humaine, semble adresser aux vivants ce conseil des morts inscrit sur sa plinthe : Vigilate quia nescitis diem neque horam.

Comme je le disais en commençant, tout est contraste dans cette église. Si tout n’était pas enveloppé dans la grande unité mystérieuse du monument, ce serait un chaos d’impressions contradictoires. Thomas Germain a ciselé sur argent la figure vénérable de saint-Loup, et Primatice a sculpté sur marbre blanc la face grasse, large et plate de Duprat. Il l’a fait ressemblant. C’est bien là cet homme que Beaucaire qualifiait bipedum omnium nequissimus. Les quatre bas-reliefs sont du reste admirables. Ils représentent Duprat comme chancelier présidant une cour, comme cardinal présidant un chapitre, comme légat faisant son entrée à Paris, comme archevêque faisant son entrée à Sens. Duprat était mort lorsqu’il fit cette entrée à Sens. La cérémonie en fut à peine dérangée. On pourrait dire qu’il n’y parut pas. On mit le cadavre à cheval, mains jointes, mitre en tête, chape sur le dos, et on le promena ainsi processionnellement par la ville sous un dais porté par quatre chanoines. Le bas-relief le représente de la sorte et l’on entrevoit derrière l’archevêque l’homme qui le soutenait pendant la chevauchée. 93 s’est rué sur ce sépulcre comme sur celui du dauphin. Des fêlures brutales défigurent par endroits cette sculpture si sévère et si délicate. C’est triste. À la rigueur, on pouvait maltraiter le cercueil, mais il fallait épargner le tombeau ; on pouvait insulter Duprat, il fallait respecter Primatice. L’histoire elle-même n’a plus le droit de toucher à ce que l’art lui prend.

J’admirais dans une des armoires du trésor un élégant ciboire à couvercle du seizième siècle, en vermeil, orné d’arabesques et de feuillages. Ici encore un souvenir lugubre est mêlé à une chose charmante. Ce ciboire fut volé en 1531 par un jeune fou de dix-neuf ans nommé Jean Pagnat. Il y avait une aventure d’amour au fond de ce vol. Le ciboire fut retrouvé sous un tas de