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table en bois teint que j’ai vue encore dans un coin de la chambre, mais il la trouva trop étroite et se mit à écrire sur une console contournée en marbre bleu turquin qui est à côté du lit. Une glace à cadre Louis XV surmonte cette console ; deux branches de fer la supportent. Pendant qu’il écrivait, les généraux Bertrand et Drouot se tenaient debout et immobiles près de la porte.

Napoléon écrivait rapidement, il paraissait complètement absorbé, et ne jeta pas un seul instant les yeux autour de lui. Une fois seulement, à ce que me racontait l’hôte qui était présent, il se leva, alla jusqu’à la fenêtre, puis revint s’asseoir et se remit à écrire. Ce dégorgement de pensées amères dura deux heures. En deux heures il fit deux lettres qu’il plia et cacheta lui-même.

Qu’écrivait-il et à qui écrivait-il ? Personne ne le sait maintenant. Tout cela s’en est allé. Ces deux lettres, où il y avait peut-être tout l’empire et tout l’empereur, ne sont plus que de l’ombre. Qui les a ouvertes ? qui les a lues ? Où sont-elles ? Les a-t-on recueillies ? Questions qui ne seront peut-être jamais résolues. Mais l’esprit est effrayé en songeant à tout ce qu’il devait y avoir de choses poignantes et profondes entre cette date : Fréjus, 26 avril 1814, et cette signature : Napoléon.

Comme je le disais tout à l’heure, le hasard met de la recherche dans la composition des grands événements. On dirait qu’il veut contraindre l’homme à penser. N’est-il pas étrange qu’il ait apporté l’empereur découronné dans la cité démantelée, et que pour dernière étape en France il ait donné à Napoléon cette Fréjus, autrefois ville romaine et ville maritime, d’où Rome s’est retirée comme la mer ?

Il sort de tous les lieux pleins de souvenirs une rêverie qui enivre et qui fait qu’on marche ensuite longtemps au hasard. Après avoir quitté l’hôtel de la Poste, je me suis trouvé tout à coup hors de la ville, sans trop savoir par quel chemin j’étais venu. Deux ou trois archivoltes romaines qui s’enfonçaient à ma droite derrière une masure m’ont réveillé.

Je me suis avancé sous cette voûte, et au bout de quelques pas j’entrais dans une vaste enceinte circulaire qu’entoure de toutes parts un entassement magnifique de gradins défoncés, d’arcades rompues, de vomitoires comblés.

Ce sont les arènes de Fréjus.

Entre les blocs réticulaires croissent pêle-mêle des figuiers sauvages et des térébinthes, rattachés par des guirlandes de ronces. Les caves des bêtes fauves, fermées avec des claies de roseaux, abritent de vieilles futailles. Je voyais un paysan descendre les marches encore presque neuves de l’escalier des empereurs. J’étais sur la place même où se tordaient, il y a deux mille ans, les lions, les gladiateurs et les tigres. Il y pousse maintenant une herbe