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En vingt pas, sans nuance, sans transition, comme si un mur se crevait tout à coup, de l’épouvantable on passe au charmant. Le défilé s’ouvre, la montagne s’évase, l’éclatante rade de Toulon surgit au milieu d’un paysage magnifique. Les gorges s’éclipsent, un éblouissement les remplace. Ici tout est soleil fécondant, verdure dorée, eau splendide, maisons, jardins, voiles gonflées, chant, murmure, vie et joie.

À peine ai-je songé à remarquer un vieux château écroulé du douzième siècle, qui dresse ses trois tours à l’entrée méridionale des gorges comme un cerbère de granit. J’avais à ma droite un champ plein d’orangers, de jujubiers, de grenadiers entr’ouvrant leurs grenades mûres, des lilas en fleurs mêlés à des citronniers, des vignes courant dans les arbres ; à ma gauche, une maison blanche ombragée de deux palmiers. Les câpriers sortaient joyeusement du pied des murs ; une source abondante et gonflée se répandait hors du rocher au grand soleil comme un dégorgement de pierreries liquides.

La plaine entière se composait de cette façon : au fond, les montagnes nues et grises qui s’entassent derrière Toulon comme des monceaux de cendre prenaient je ne sais quel charme sévère et doux en se mêlant à la ravissante beauté de la mer. La place de la ville était marquée au milieu des plaines vertes par une forêt de mâts.

Après les gorges d’Ollioules, le paysage de Toulon, c’est une revanche que prend la nature.


Dix ou douze forts entourent Toulon. Lors du siège de la ville en 1794, tous ces points furent investis sans succès l’un après l’autre, excepté un petit fort placé vis-à-vis du port et qu’on avait négligé comme insignifiant. Un jeune officier d’artillerie, encore inconnu dans l’armée, obtint du représentant du peuple la permission d’attaquer ce fort. Il le prit. C’était la clef de Toulon. Une fois le fort emporté, les anglais délogèrent et Toulon s’ouvrit.

Ce bastion s’appelle aujourd’hui le fort-l’Empereur. On le voit, en débouchant des gorges d’Ollioules, étinceler dans la rade comme une étoile à l’extrémité d’un cap. C’est là que la providence a placé le commencement de Bonaparte. Les chevaux descendaient rapidement vers Toulon, et moi je regardais ce petit point lumineux d’où s’est envolé Napoléon et une nuée d’aigles avec lui.