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dide du lac de Genève. La tombe ressemble au berceau, seulement elle est plus grande.

Je suis descendu ce matin d’Arles à dix heures par le paquebot à vapeur. À partir d’Arles, les embarcations marines se montrent sur le fleuve, les rivages reculent et s’aplatissent, puis l’énorme plaine déserte de la Camargue s’empare de la rive gauche, puis l’horizon devient immense au midi, le ciel semble se lever comme si sa voûte grandissait. Tout à coup une ligne bleue apparaît. C’est la Méditerranée.

Le vent soufflait de terre, les matelots avaient largué les voiles du paquebot qui avançait rapidement ; les rives basses des issues du Rhône se repliaient derrière le navire, et s’évasaient à droite et à gauche comme les bords de la bouche d’une conque ; la terre ne nous montrait déjà plus que les hautes collines où vint s’abriter la colonie phocéenne et le mont Cerdon qui fait une magnifique ampoule dans l’horizon de Marseille comme le mont Ventoux dans l’horizon d’Avignon. L’atmosphère était si transparente que, bien qu’à une distance de douze ou quinze lieues, j’apercevais distinctement toutes les nervures de la montagne, les pentes verdâtres des pâturages et les capricieuses déchirures des torrents.

La vague se gonflait ; cependant l’eau était encore fangeuse, mais nous voyions devant nous grandir, s’épaissir et s’approcher la ligne bleue où apparaissaient d’éclatantes flaques d’écume. De temps en temps nous rencontrions des espèces de croix penchées au loin au milieu des vagues. Ce sont des mâts de navires naufragés que le hunier coupe vers le haut comme la traverse d’une croix.

Nous étions encore dans le dégorgement du Rhône. Le moment où l’on entre dans le flot de la Méditerranée est admirable. Le flot de la mer est séparé du flot du fleuve d’une manière si distincte et si tranchée qu’il y a un instant appréciable où la proue du navire est dans l’eau bleue tandis que l’arrière est encore dans l’eau jaune. Je ne comprends pas comment le Rhône fait pour venir à bout de se mêler à cette chaste mer.

Une fois qu’on est dans le flot bleu, le Rhône devient à son tour une ligne blonde qui s’enfonce et se perd derrière les vagues et l’on a sous les yeux un spectacle ravissant. La mer est un saphir, comme je te disais tout à l’heure, le ciel est une turquoise.

Ce matin le vent était violent, la Méditerranée bondissait joyeusement ; il y avait de la mer, comme disent les matelots.

Ce n’étaient pas les larges lames de l’Océan, qui vont devant elles et qui se déroulent royalement dans l’immensité ; c’étaient des houles courtes, brusques, furieuses. L’Océan est à son aise, il tourne autour du monde ; la Méditerranée est dans un vase où le vent la secoue. C’est ce qui lui donne