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défoncé de l’auberge du Palais-Royal l’ombre pâle du maréchal Brune, et vous entendez ricaner Trestaillon.

Vous voyez bien qu’il aurait mieux valu ne pas entrer dans Avignon.

Un maraud qui réclame le double et le triple de ce qu’on lui doit, cela se voit partout ; mais je n’ai vu qu’à Avignon ce sordide portefaix local, avec son air fauve et violent, sa prunelle de renard et son rictus de tigre. On sent que ce lazzarone provençal ne porterait pas une malle pour trois francs, mais qu’il tuerait un homme pour deux sous.

Je ne veux pas être injuste envers cette noble ville. Avignon sans doute, pour ceux qui l’habitent, est plein de familles dignes, honnêtes, probes, hospitalières ; mais, pour le voyageur rapide qui ne peut prendre des choses que les aspects et les surfaces, Avignon n’a que deux physionomies bien distinctes. Par le haut c’est la ville des papes, par le bas c’est une caverne de brigands.

Maintenant il va sans dire que j’admets toutes les exceptions et toutes les restrictions. Je viens d’ailleurs de revoir la ville au clair de lune, plus belle et plus surprenante encore qu’au soleil couchant. Et puis l’air est chaud, le vent est doux, le ciel est bleu.

Hier j’étais à Lyon, il pleuvait à verse. À cinq heures ce matin, je quittais Lyon qui grelottait de froid sous un gros nuage ; à cinq heures ce soir, j’étais ici. C’est un merveilleux voyage. En douze heures je suis allé, non de Lyon à Avignon, mais de novembre à juillet.


26 septembre.

La lune était dans son plein, quelques étoiles éclatantes piquaient çà et là le bleu du ciel, la brise était chaude. Il y a déjà dans les nuits d’Avignon un souffle du ciel de Grèce et d’Italie. On sent, à ce courant d’air charmant, que la porte de l’orient est là, tout près, entre-bâillée.

Je marchais le long du quai du Rhône sous les sombres remparts d’Innocent IV. J’avais devant moi ce pont d’Avignon que chantent les rondes joyeuses des petites filles, ce vieux pont Bénézet, rompu, tombé, écroulé malgré le saint qui l’a fondé, malgré la chapelle qu’il porte encore au milieu du Rhône.

Les quatre grandes arches se dressaient sur la lune comme une découpure noire avec des silhouettes d’herbes et de ronces à leur sommet. Celle de ces quatre arches qui touche au rivage passe sur la route et la couvre de sa vaste archivolte.