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$contrée, comme le Nant Noir, par les démons qui l’habitent et les trésors magiques qu’il recèle.

Le redoutable palais, l’ancienne citadelle d’Aymon et de Gérold est là, solitaire et lugubre comme le corbeau qui croasse joyeusement sur sa ruine. Les remparts noirâtres, inégalement rompus par les ans, s’élèvent à peine au-dessus des touffes de houx, de genêts, de ronces, qui obstruent le fossé et l’avenue ; des rideaux de lierre usurpent la place des lourds ponts-levis et des herses de fer. Au-dessus monte à perte de vue une forêt de mélèzes et de sapins ; au-dessous bouillonne l’Arve tout embarrassée d’éclats de granit, tombés du rocher qui porte le château de Saint-Michel. L’un de ces rocs, arrondi par la lutte des eaux, arrête plus longtemps et domine de plus haut que tous les autres le cours du torrent.

De temps en temps l’Arve l’investir de vagues furieuses, les presse, les roule, les gonfle, les amoncelle, surmonte enfin le rocher qui reste quelque temps inondé de tous ces flots dorés comme d’une chevelure blonde, puis tout retombe, et, pendant que l’Arve grondant recommence un nouvel assaut, le front du roc reparaît chauve et nu.

Un pont se présente. Nous reprenons la rive gauche de l’Arve ; et, tandis que nos chars à bancs nous suivent péniblement, nous commençons à gravir à pied les montées. C’est un chemin étroit et rapide, laborieusement tracé le long d’un escarpement effrayant, auquel rien ne peut se comparer, si ce n’est la pente de la montagne qui borde l’Arve de l’autre côté.

Ce passage, tantôt creusé dans le roc vif, tantôt suspendu en saillie sur un abîme, communique de la vallée de Servoz à la vallée de Chamonix. On y glisse à chaque instant sur de larges dalles de granit qui font étinceler le fer des mulets. À droite, on voit pendre sur sa tête la racine des grands mélèzes déchaussés par les pluies ; à gauche, on peut pousser du pied leur tête effilée comme l’aiguille d’un rocher. Une vieille femme, idiote et infirme, assise dans une sorte de niche roulante, est à l’entrée de cette route hasardeuse, et sollicite la pitié des passants. Il me sembla voir une de ces fées mendiantes des contes bleus, qui attendaient un aventurier au bord du chemin, et décidaient sa perte sur un refus ou son bonheur sur une aumône.

À peine a-t-on quitté la mendiante, qu’on rencontre une croix dressée au bord du gouffre. Il faut passer vite devant cette croix ; elle signale un malheur et un danger.

Un peu plus loin, on s’arrête. Il y a là un écho extraordinaire. Autrefois, avant que le docteur Pococke eût de nouveau découvert les merveilles de cette vallée de Chamonix, concédée dans le xie siècle par Aymon,