Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
les bateleurs.
[à louis boulanger.]


Berne.

La salle à mander était au rez-de-chaussée. Selon mon habitude, j’avais installé ma table près de la fenêtre, et, tout en faisant à un excellent déjeuner les honneurs d’un excellent appétit, je regardais dans la place. Vous savez, j’appelle cela lire en mangeant. Tout spectacle a un sens pour les rêveurs. Les yeux voient, l’esprit creuse, commente et traduit : une place publique est un livre. On épèle les édifices, et l’on y trouve l’histoire ; on déchiffre les passants, et l’on y trouve la vie.

Au bout de quelques instants, mon attention s’était fixée sur un petit groupe d’aspect étrange, bivouaqué, pour ainsi dire, à quelques pas de la croisée d’où je l’observais. (Pardon, ceci est encore une histoire de charlatan ; mais que voulez-vous que j’y fasse ? Je prends les choses comme elles viennent. Je n’arrange pas, je raconte.)

Ce groupe, répandu à terre d’une façon assez pittoresque à l’ombre d’une grande bannière fort peu solidement plantée dans le pavé, se composait de quatre personnages : un homme, deux femmes et un animal. L’une des femmes dormait, l’homme dormait, l’animal dormait.

Je ne pouvais rien distinguer de la femme endormie que cachait une large coiffe noire rabattue sur son visage.

Le visage de l’homme, tourné vers le pavé, m’était également caché ; je ne voyais que ses mains noires, ses ongles rongés, sa grosse chevelure sale et hérissée, la semelle trouée et feuilletée de ses bottes grises de poussière, et l’un des orteils de son pied gauche à travers cette semelle.

Il était bizarrement accoutré d’un pantalon de grosse cavalerie et d’un habit à la française. Le pantalon, composé de plus de cuir que de drap, paraissait assez neuf quoique souillé de cendre et de boue ; l’habit tombait en lambeaux. C’était une souquenille, jadis fort galante et fort coquette, en velours noir semé de paillettes d’or. Le velours avait pris en vieillissant une teinte de fumée rougeâtre ; les paillettes s’étaient presque toutes éteintes ; ce qui fait que cet habit avait l’air, comme dit Trivelin, d’une illumination à trois heures du matin.

Tout en dormant, l’homme étreignait de la main droite un très gros jonc à pomme d’argent ciselée, lequel s’était probablement promené au boulevard de Gand, comme l’habit à l’Œil-de-Bœuf. Deux époques de l’élé-