Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appelle encore la Corne des romains, Cornu romanorum, avec son défilé du Brégenz ensanglanté par la revanche des chevaliers de la Souabe sur les paysans de l’Appenzell ; Zurich, qui a vu combattre Nicolas de Flac à la bataille de Wintherthur et Ulrich Zwingle à la bataille de Cappel.

Sous mes pieds, dans l’abîme, c’était Lowerz, où s’est écroulé Goldau ; Zug, qui a l’ombre de Pierre Colin et les souvenirs de la bataille de Bellinzone, et sur les bords duquel j’avais vu en passant, la veille, apparaître brusquement entre deux arbres une pierre tumulaire déjà cachée par les ronces, avec cette inscription : Karl-Maria Weber ; enfin, c’était cet admirable lac dont les rives sont faites par les quatre cantons qui sont comme le cœur même de la Suisse : par Schwyz, le canton patriarcal ; par Unterwald, le canton pastoral ; par Lucerne, le canton féodal ; par Uri, le canton héroïque.

Au nord, à perte de vue, j’avais la Souabe à droite, à gauche la Forêt-Noire, à l’ouest le Jura jusqu’au Chasserai, et, avec une lunette, j’aurais peut-être distingué Bienne, la Petenissa d’Antonin, sa forêt de hêtres et de chênes, son lac, sa source profonde qui tressaillit et se troubla le jour du tremblement de terre de Lisbonne, son île charmante d’où Jean-Jacques fut expulsé par Berne en 1765.

Plus près, j’avais une ceinture immense de cantons : Appenzell, où sont les Alpes calcaires et que deux religions divisent en deux peuples : le catholicisme fait des bergers, le calvinisme fait des marchands ; — Saint-Gall, qui a remplacé son abbé par un landamman, et qui a servi de théâtre à la bataille de Ragatz ; — Thurgovie, qui a vu la bataille de Diessenhofen, et d’où partit Conradin, le dernier des Hohenstaufen, pour aller mourir à Naples, comme est mort de nos jours le duc d’Enghien à Vincennes ; — les Grisons, qui sont l’ancienne Rhétie, qui ont soixante vallées, cent quatrevingts châteaux, les trois sources du Rhin, le mont Julien, avec les colonnes Juliennes, et cette belle vallée d’Engiadina où la terre tremble et où l’eau résiste : les lacs étaient encore gelés le 4 mai 1799, jour où l’artillerie française les traversa ; — Scharffhouse, qui a la chute du Rhin, comme Bellegarde a la porte du Rhône, avec les sombres souvenirs de Heinz, de Stern et de la défaite de Paradies en 992 ; — Argovie, qui a vu tomber en 1415 la forteresse autrichienne d’Aarburg et où les paysans votent encore comme les vieux romains dans leurs comices, en plein air, avec les bras levés et par bandes séparées ; — Soleure, que les italiens appellent Soletta, qui a des peintures de Dominique Corvi, et dont le régiment ne déparait pas cette infanterie espagnole du dix-septième siècle de laquelle a parlé Bossuet.

Le mont Pilate me cachait Neuchâtel et les champs de bataille de Granson et de Morat ; mais les deux ombres de Nicolas de Scharnachtal et de