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affiche de danseurs de corde ornée d’une gravure et collée sur la muraille, et je suis retombé du haut de mon rêve chinois dans Berne, capitale du plus grand des vingt-deux cantons, chef-lieu de trois cent quatrevingt dix-neuf mille habitants, résidence des ambassadeurs, ville située par les 46° 57′ 14″ de latitude septentrionale et par les 25° 7′ 6″ de longitude, à dix-sept cent huit pieds au-dessus du niveau de la mer.

Un peu remis de cette chute, j’ai continué ma route, et me voici maintenant dans l’hôtel des Gentilshommes. — Ce qui est une autre chute, car l’hôtel des Gentilshommes me fait l’effet d’une auberge délabrée ; les chambres sentent le moisi, les rideaux blancs sont dorés par les années, les cuivres des commodes sont vert-de-grisés, l’encre est une bourbe noire ; bref, l’hôtel des Gentilshommes a son originalité ; rien de plus inattendu que cette oasis de saleté bretonne au milieu de la propreté suisse.


Il faut maintenant que je te conte ma promenade au Rigi.

Ce n’était pas le Rigi que je voulais en restant à Lucerne, c’était le Pilate. Le Pilate est un mont abrupt, sauvage, empreint de merveilleux, d’une approche difficile, abandonné par les touristes ; il me tentait fort. Le Rigi est moins haut que le Pilate de quatorze cents pieds, se laisse gravir à cheval, n’a des escarpements que ce qu’il en faut aux bourgeois, et se couvre tous les jours d’une peuplade de visiteurs. Le Rigi est la prouesse de tout le monde. Aussi ne m’inspirait-il qu’un médiocre appétit. Cependant le temps défavorable à l’ascension du Pilate s’est obstiné ; Odry, un guide au nez camard, ainsi surnommé par des voyageurs français, s’est refusé à me conduire ; il a fallu que je me contentasse du Rigi. En somme, je ne me plains pas du Rigi, mais j’aurais voulu le Pilate.

Après ma barbe faite chez cet horrible écorcheur appelé Frau Nezer, j’ai quitté Lucerne pour le Rigi le 12 à huit heures du matin ; à neuf heures, le bateau à vapeur la Ville-de-Lucerne me débarquait à Weggis, joli petit village au bord du lac, où j’ai passablement déjeuné ; à dix heures, je quittais le gasthof de Weggis et je commençais à gravir la montagne ; j’avais un guide pour la forme et ma canne pour tout bagage.

En route, j’ai rencontré deux ou trois caravanes avec chevaux, mulets, ânes, sacs de provisions, bâtons ferrés, guides pour mener les bêtes, guides pour expliquer les sites, etc. Il y a des voyageurs qui traitent le Rigi comme le Mont-Blanc ; des espèces de don Quichottes des montagnes qui sont détermines à faire une ascension, et qui escaladent cette butte avec tout l’attirail de Cachat-le-Géant. — Or le Rigi est très beau, mais on peut y monter et en descendre sa canne à la main. Tu te souviens, mon Adèle, de notre excursion au Montanvert ; le Rigi n’a qu’une hauteur double ; le