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Quant au nuage, au dire des bonnes femmes, il se comporte d’une façon bizarre ; présent, il annonce le beau temps ; absent, il annonce la tempête. Le Pilate, en géant singulier qu’il est, met son chapeau quand il fait beau et l’ôte quand il pleut. Si bien que cette montagne-baromètre dispense quatre cantons de la Suisse d’avoir à leurs fenêtres de ces petits ermites à capuchons mobiles que fait vivre une corde à boyau. Le fait du nuage est certain ; je l’ai observé toute la matinée ; pendant quatre heures le nuage a pris vingt formes différentes, mais il n’a pas quitté le front de la montagne. Tantôt il ressemblait à une grande cigogne blanche couchée dans les anfractuosités du sommet comme dans un nid ; tantôt il se dressait sur quatre pieds, ouvrait une gueule, et l’on eût dit un dogue qui aboie ; tantôt il se divisait en cinq ou six petits nuages et faisait à la montagne une couronne d’aigles planant en rond.

Tu comprends qu’un pareil nuage sur une pareille montagne a dû faire naître bien des superstitions dans le plat pays. Le mont est à pic, l’escarpement est laborieux, il a six mille pieds de haut, beaucoup de terreurs entouraient le sommet ; aussi a-t-il fait hésiter longtemps les plus hardis chasseurs de chamois. — D’où pouvait venir cet étrange nuage ? — Il y a deux cents ans, un esprit fort, qui avait le pied montagnard, s’est risqué et a gravi le mont Pilate. Alors le nuage s’est expliqué.

Sur le sommet même de la montagne il y a un lac, un petit lac, verre d’eau de cent soixante pieds de long, de quatrevingts pieds de large et d’une profondeur inconnue. Quand il fait beau, le soleil frappe ce lac et en tire un nuage ; quand le temps se gâte, plus de soleil, plus de nuage.

Le phénomène expliqué, les superstitions n’ont pas disparu. Au contraire. Elles n’ont fait que croître et embellir. C’est que la montagne visitée n’était pas moins effrayante que la montagne inexplorée.

Outre le lac, on avait trouvé sur le mont Pilate des choses prodigieuses ; d’abord un sapin unique dans toute la Suisse, un sapin colossal qui a neuf branches horizontales et qui, sur chacune de ces branches, porte un autre grand sapin, ce qui doit lui donner la figure d’un créquier gigantesque ; puis, dans l’Alpe de Bründlen, qui est la croupe voisine des sept pics du sommet, un écho qui semble plutôt une voix qu’un écho, tant il est complet et tant il répète les paroles jusqu’aux dernières syllabes et les chants jusqu’aux dernières notes ; puis enfin, dans un précipice épouvantable, au milieu d’une paroi à pic de roche noire de plus de six cents pieds de haut, la bouche d’une caverne inaccessible ; et, à l’entrée de cette caverne, une statue surnaturelle en pierre blanche d’environ trente pieds de haut, assise et accoudée sur une table de granit, jambes croisées, dans l’attitude redoutable d’un spectre qui garde le seuil de l’antre.