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bords de l’eau pour une route fort encaissée qui gravit d’un mouvement assez âpre une des croupes basses du mont Rigi. On bâtit à droite et à gauche de cette route quelques maisons neuves d’un goût médiocre. Il paraît que les belles devantures de bois passent de mode ici ; le plâtre parisien tent à envahir les façades. C’est fâcheux. Il faudrait avertir la Suisse que Paris lui-même a honte de son plâtre aujourd’hui.

Tout à coup le chemin devient désert, une masure sort d’une touffe d’arbres sur une petite esplanade. Mon cocher s’est arrêté. J’étais dans l’illustre chemin creux de Küssnacht. Il y avait cinq cent trente et un ans, neuf mois et vingt-deux jours qu’à cette même heure, à cette même place, le 18 novembre 1307, une flèche fermement lancée à travers cette même forêt avait frappé un homme au cœur. Cet homme, c’était la tyrannie de l’Autriche ; cette flèche, c’était la liberté de la Suisse.

Le soleil baissait, le chemin devenait sombre, les broussailles au haut du talus pétillaient dans la vive lumière du couchant ; deux vieux mendiants, l’homme et la femme, qui gardent la masure voisine, tendaient la main à mes sous de France ; un bateleur menant en laisse un ours muselé descendait le chemin vers Küssnacht, suivi des cris joyeux de quatre ou cinq marmots émerveilles de l’ours ; mon cocher enrayait sa carriole et j’entendais le bruit de ferraille que fait le sabot ; deux branches écartées m’ouvraient une fenêtre sur la plaine et je voyais au loin des faneurs bâtir leur meule ; les oiseaux chantaient dans les arbres, les vaches mugissaient dans le Rigi. Moi j’étais descendu de voiture, je regardais les cailloux du chemin creux, je regardais cette nature sereine comme une bonne conscience ; peu à peu le spectre des choses passées se superposait dans mon esprit aux réalités présentes et les effaçait, comme une vieille écriture qui reparaît sur une page mal blanchie au milieu d’un texte nouveau ; je croyais voir le bailli Gessler couché sanglant dans le chemin creux, sur ces cailloux diluviens tombés du mont Rigi, et j’entendais son chien aboyer à travers les arbres après l’ombre gigantesque de Guillaume Tell debout dans le taillis.

Cette masure, qui est une chapelle, marque la place même où s’est accompli ce sublime guet-apens. Excepté la porte, qui est faite d’une vieille membrure d’ogive, la chapelle n’a rien de remarquable. Un intérieur délabré, de misérables fresques sur le mur, un pauvre autel décoré d’une friperie italienne, des vases de bois enluminés et des fleurs artificielles, deux mendiants qui baragouinent et qui vous vendent pour quelques sous le souvenir de Guillaume Tell, voilà le monument du chemin creux de Küssnacht.

Une madone est sur l’autel ; devant cette madone est ouvert un livre où les passants peuvent enregistrer leurs noms. Le dernier voyageur entré dans