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C’est que, vois-tu, mon Adèle, c’est un beau et glorieux livre que la nature. C’est le plus sublime des psaumes et des cantiques. Heureux qui l’écoute. J’espère que mes enfants le comprendront un jour et qu’ils jouiront religieusement de ces merveilles extérieures qui répondent à la merveille intérieure que Dieu a mise en nous, l’âme. Moi, je ne me lasse pas d’épeler ce grand et ineffable alphabet. Chaque jour il me semble que j’y découvre une lettre nouvelle.

Une chose me frappait hier matin, tout en rêvant sur ces vieux boulevards de Montreuil-sur-mer. C’est la manière dont l’être se modifie et se transforme constamment, sans secousse, sans disparate, et comme il passe d’une région à l’autre avec calme et harmonie. Il change d’existence presque sans changer de forme. Le végétal devient animal sans qu’il y ait un seul anneau rompu dans la chaîne qui commence à la pierre, dont l’homme est le milieu mystérieux, et dont les derniers chaînons, invisibles et impalpables pour nous, remontent jusqu’à Dieu. Le brin d’herbe s’anime et s’enfuit, c’est un lézard ; le roseau vit et glisse à travers l’eau, c’est une anguille ; la branche brune et marbrée du lichen jaune se met à ramper dans les broussailles et devient couleuvre ; les graines de toutes couleurs, mets-leur des ailes, ce sont des mouches ; le pois et la noisette prennent des pattes, voilà des araignées ; le caillou informe et verdâtre, plombé sous le ventre, sort de la mare et se met à sauteler dans le sillon, c’est un crapaud ; la fleur s’envole et devient papillon. La nature entière est ainsi. Toute chose se reflète, en haut dans une plus parfaite, en bas dans une plus grossière, qui lui ressemblent.

Et quel admirable rayonnement de tout vers le centre ! Comme les divers ordres d’êtres créés se superposent et dérivent logiquement l’un de l’autre ! Quel syllogisme que la création ! Où commencent la branche et la racine, l’arbre commence ; où commence la tête, l’animal commence ; où commence le visage, l’homme commence. Ainsi s’engendrent l’un de l’autre, dans une unité ravissante, les quatre grands faits qui saisissent le globe, la cristallisation, la végétation, la vie, la pensée.

Dis-moi pourquoi je songeais à tout cela sous ces grands arbres de Montreuil. Je ne sais. Mais je cause avec toi, mon Adèle, comme si nous nous promenions bras dessus bras dessous le long du quai de l’Arsenal.

En descendant du rempart, j’ai rencontré un petit enfant qui mordait dans une grosse pomme. — Qui t’a donné cette pomme ? lui ai-je dit. Il m’a répondu : — Je ne sais pas, c’est tombé de l’arbre, c’est le vent, c’est personne. — Je lui ai donné dix sous et je lui ai dit : — Mon enfant, quand ce n’est personne, c’est Dieu.

J’aurais pu ajouter : — Et quand c’est quelqu’un, c’est Dieu encore.