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Sais-tu qui a acheté ce cloître à la Révolution ? Sais-tu qui l’a revendu pierre à pierre, morceau à morceau, plomb, fer, bois et brique ? Sais-tu qui a dévasté, ruiné, démantelé, volé et dépouillé sous le ciel cette magnifique abbaye ? C’est Maës, ce même vieux Maës dont je te parlais dans ma dernière lettre, cet homme assassiné il y a deux ans pour ses richesses, pour ses richesses mal acquises, ce vieil avare qui en amassant son trésor mal gagné amassait son châtiment. Mon guide, un homme quelconque qui demeure par là et qui exploite l’abbaye, m’avait dit en entrant que c’était ce Maës qui avait fait cette ruine. J’ai parcouru toute la dévastation en silence, sans répondre un mot au concierge, et puis tout à coup, après plus d’une heure d’examen, je me suis levé d’une pierre où je m’étais assis et je n’ai pu m’empêcher de dire à haute voix : « La providence est juste ! » Mon guide, qui ne m’a entendu prononcer que ces quatre mots, a dû me prendre pour un fou.

Il y avait en 93 deux espèces de monstres, les uns tuaient les hommes, les autres tuaient les monuments ; les uns voulaient du sang, les autres de l’or. Les premiers étaient féroces et souvent désintéressés, les seconds étaient cupides et toujours lâches. Ce Maës était de cette dernière espèce, la plus méprisable à mon gré.

Ainsi ce misérable nous a pris à tous ce beau couvent pour se donner à lui, imbécile et inutile, la maison dont je t’ai parlé et que le maître lui a rudement reprise. Dieu soit loué ! il a écrasé cet homme sous son or.

Gand est encore tout plein de Charles-Quint. Ce don Carlos était fort libertin dans sa jeunesse, n’en déplaise aux contradicteurs de Hernani. Il paraît qu’il aimait particulièrement les jolies bouchères, car à Gand on appelle encore les bouchers les enfants du prince. C’est du reste toute une histoire. Châtre familles seules avaient de père en fils le droit de boucherie à Gand, les familles Van Melle, Vanloo, Minne et Deynoodt. Elles tenaient ce droit de Charles-Quint qui croyait avoir des rejetons dans ces familles. C’est une curieuse chose qu’un roi qui fait de ses bâtards des bouchers. Quelle bonne page bête et pâteuse Dulaure eût fait là-dessus !

Ce matin j’ai quitté Courtrai, qui en flamand s’appelle Kortrik. La route jusqu’à Gand est, comme toutes les routes de la Belgique occidentale, une promenade en plaine avec un horizon de velours vert à droite et à gauche.

Entre Menin et Ypres on rencontre par intervalles des tas de briques qui rompent l’uniformité de la prairie et ont un certain air de ruines babyloniennes. Je ne les ai plus retrouvés sur la route de Gand. En revanche, dans ces environs-ci, les propriétaires des maisons de campagne font un énorme abus de bustes de magistrats du temps de Louis XIV. Ils les juchent