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LE RHIN.

l’empire sur les épaules, la croix de Jésus-Christ au cou, les pieds plongeant au sarcophage d’Auguste, l’empereur Charlemagne était assis dans son tombeau. Il est resté dans cette ombre, sur ce trône et dans cette attitude, pendant trois cent cinquante-deux ans, de 814 à 1166.

Ce fut donc en 1166 que Frédéric Barberousse, voulant avoir un fauteuil pour son couronnement, entra dans ce tombeau, dont aucune tradition n’a conservé la forme monumentale, et auquel appartenaient les deux saintes portes de bronze adaptées aujourd’hui au portail. Barberousse était lui-même un prince illustre et un vaillant chevalier. Ce dut être un moment étrange et redoutable que celui où cet homme couronné se trouva lace à face avec ce cadavre également couronné ; l’un, dans toute la majesté de l’empire ; l’autre, dans toute la majesté de la mort. Le soldat vainquit l’ombre, le vivant déposséda le trépassé. La chapelle garda le squelette, Barberousse prit le fauteuil de marbre ; et de cette chaise où avait siégé le néant de Charlemagne il fit le trône où est venue s’asseoir pendant quatre siècles la grandeur des empereurs.

Trente-six empereurs, en effet, y compris Barberousse, ont été sacrés et couronnés sur ce fauteuil dans le Hochmunster d’Aix-la-Chapelle. Ferdinand Ier fut le dernier ; Charles-Quint, l’avant-dernier. — Depuis, le couronnement des empereurs d’Allemagne s’est fait à Francfort.

Je ne pouvais m’arracher d’auprès de ce fauteuil si simple et si grand. Je considérais les quatre marches de marbre rayées par le talon de ces trente-six césars qui avaient vu s’allumer là leur illustre rayonnement et qui s’étaient éteints à leur tour. Des idées et des souvenirs sans nombre me venaient à l’esprit. Je me rappelais que le violateur de ce sépulcre, Frédéric Barberousse, devenu vieux, voulut se croiser pour la seconde ou la troisième fois, et alla en orient. Là, un jour, il rencontra un beau fleuve. Ce fleuve était le Cydnus. Il avait chaud, et il eut la fantaisie de s’y baigner. L’homme qui avait profané Charlemagne pouvait oublier Alexandre. Il entra dans le fleuve, dont l’eau glaciale le saisit. Alexandre, jeune homme, avait failli y mourir ; Barberousse, vieillard, y mourut[1].

Un jour, je n’en doute pas, une pensée pieuse et sainte viendra à quelque roi ou à quelque empereur. On ôtera Charlemagne de l’armoire où des sacristains l’ont mis, et on le replacera dans sa tombe. On réunira religieusement tout ce qui reste de ce grand squelette. On lui rendra son caveau

  1. La chose est diversement racontée par les historiens. Selon d’autres chroniqueurs, c’est en voulant traverser le Cydnus ou le Calycadnus de vive force que l’illustre Frédéric II, atteint d’une flèche sarrasine au milieu du fleuve, s’y noya. Selon les légendes, il ne s’y noya pas, il y disparut, fut sauvé par des pâtres, au dire des uns, par des génies, au dire des autres, et fut miraculeusement transporté de Syrie en Allemagne, où il fit pénitence dans la fameuse grotte de Kaiserslautern, si l’on en croit les contes des bords du Rhin, ou dans la caverne de Kiffhæuser, si l’on en croit les traditions du Wurtemberg.