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LES BORDS DE LA MEUSE. — HUY. — LIÈGE.

basses d’arcades-ogives qui semblent s’affaisser et s’élargir sous le poids, enferment de tous côtés le regard. Deux de ces façades, parfaitement entières, offrent le bel ajustement d’ogives et de cintres surbaissés qui caractérisent la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième. Les fenêtres de ce palais clérical ont des meneaux comme des fenêtres d’église. Malheureusement les deux autres façades, détruites par le grand incendie de 1734, ont été rebâties dans le chétif style de cette époque et gâtent un peu l’effet général. Cependant leur sécheresse n’a rien qui contrarie absolument l’austérité du vieux palais. L’évêque qui régnait il y a cent cinq ans se refusa sagement aux rocailles et aux chicorées, et on lui fit deux façades mornes et pauvres ; car telle est la loi de cette architecture du dix-huitième siècle, il n’y a pas de milieu : des oripeaux ou de la nudité ; clinquant ou misère.

La quadruple galerie qui enferme la cour est admirablement conservée. J’en ai fait le tour. Rien de plus curieux à étudier que les piliers sur lesquels s’appuient les retombées de ces larges ogives surbaissées. Ces piliers sont en granit gris comme tout le palais. — Selon qu’on examine l’une ou l’autre des quatre rangées, le fût du pilier disparaît jusqu’à moitié de sa longueur, tantôt par le haut, tantôt parle bas, sous un renflement enrichi d’arabesques. Pour toute une rangée de piliers, la rangée occidentale, le renflement est double et le fût disparaît entièrement. Il n’y a là qu’un caprice flamand du seizième siècle. Mais ce qui rend l’archéologue perplexe, c’est que les arabesques ciselées sur ces renflements, c’est que les chapiteaux de ces piliers, naïvement et grossièrement sculptés, chargés, aux tailloirs près, de figures chimériques, de feuillages impossibles, d’animaux apocalyptiques, de dragons ailés presque égyptiens et hiéroglyphiques, semblent appartenir à l’art du onzième siècle ; et, pour ne pas rendre ces piliers courts, trapus et gibbeux à l’architecture byzantine, il faut se souvenir que le palais princier épiscopal de Liège ne fut commencé qu’en 1508 par le prince Érard de La Mark, qui régna trente-deux ans.

Ce grave édifice est aujourd’hui le palais de justice. Des boutiques de libraires et de bimbelotiers se sont installées sous toutes les arcades. Un marché aux légumes se tient dans la cour. On voit les robes noires des praticiens affairés passer au milieu des grands paniers pleins de choux rouges et violets. Des groupes de marchandes flamandes réjouies et hargneuses jasent et se querellent devant chaque pilier ; des plaidoiries irritées sortent de toutes les fenêtres ; et dans cette sombre cour, recueillie et silencieuse autrefois comme un cloître dont elle a la forme, se croise et se mêle perpétuellement aujourd’hui la double et intarissable parole de l’avocat et de la commère, le bavardage et le babil.