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LE RHIN.

en haute et basse ville, coupée par treize ponts dont quelques-uns ont une figure architecturale, entourée à perte de vue d’arbres, de collines et de prairies, a encore assez de tourelles, assez de façades à pignons volutes ou taillés, assez de clochers romans, assez de portes-donjons comme celles de Saint-Martin et d’Amercœur, pour émerveiller le poëte et l’antiquaire même le plus hérissé devant les manufactures, les mécaniques et les usines.

Comme il pleuvait à verse, je n’ai pu visiter que quatre églises : — Saint-Paul, la cathédrale actuelle, noble nef du quinzième siècle, accostée d’un cloître gothique et d’un charmant portail de la renaissance sottement badigeonnés, et surmontée d’un clocher qui a dû être fort beau, mais dont quelque inepte architecte contemporain a abâtardi tous les angles, honteuse opération que subissent en ce moment sous nos yeux les vieux toits de notre hôtel de ville de Paris. — Saint-Jean, grave façade du dixième siècle, composée d’une grosse tour carrée à flèche d’ardoise, des deux côtés de laquelle se pressent deux autres bas-clochers également carrés. À cette façade s’adosse insolemment le dôme ou plutôt la bosse d’une abominable église rococo dont une porte s’ouvre sur un cloître ogival défiguré, raclé, blanchi, triste et plein de hautes herbes. — Saint-Hubert, dont l’abside romane ourlée de basses galeries à plein cintre est d’un ordre magnifique. — Saint-Denis, curieuse église du dixième siècle dont la grosse tour est du neuvième. Cette tour porte à sa partie inférieure des traces évidentes de dévastation et d’incendie. Elle a été probablement brûlée lors de la grande irruption des normands, en 882, je crois. Les architectes romans ont naïvement raccommodé et continué la tour en briques, la prenant telle que l’incendie l’avait faite et asseyant le nouveau mur sur la vieille pierre rongée, de sorte que le profil découpé de la ruine se dessine parfaitement conservé sur le clocher tel qu’il est aujourd’hui. Cette grande pièce rouge qui enveloppe le clocher, frangée par le bas comme un haillon, est d’un effet singulier.

Comme j’allais de Saint-Denis à Saint-Hubert par un labyrinthe d’anciennes rues basses et étroites, ornées çà et là de madones au-dessus desquelles s’arrondissent comme des cerceaux concentriques de grands rubans de fer-blanc chargés d’inscriptions dévotes, j’ai coudoyé tout à coup une vaste et sombre muraille de pierre percée de larges baies en anse de panier et enrichie de ce luxe de nervures qui annonce l’arrière-façade d’un palais du moyen âge. Une porte obscure s’est présentée, j’y suis entré, et, au bout de quelques pas, j’étais dans une vaste cour. Cette cour, dont personne ne parle et qui devrait être célèbre, est la cour intérieure du palais des princes ecclésiastiques de Liège. Je n’ai vu nulle part un ensemble architectural plus étrange, plus morose et plus superbe. Quatre hautes façades de granit surmontées de quatre prodigieux toits d’ardoise, portées par quatre galeries