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DE VILLERS-COTTERETS À LA FRONTIÈRE.

dont les bras coupent la ville en deux ou trois endroits. Du reste, il n’y a plus rien là qui annonce l’ancienne résidence princière d’un des sept comtes-pairs de la Champagne. Les rues sont des rues de gros bourg plutôt que des rues de ville. L’église est d’un profil médiocre.

De Rethel à Mézières, la route gravit ces vastes gradins par lesquels le plateau de l’Argonne se rattache au plateau supérieur de Rocroy. Les grands toits d’ardoise, les façades blanchies à la chaux, les parements de bois qui défendent contre les pluies le côté nord des maisons, donnent aux villages un aspect particulier. De temps en temps les premières croupes des monts Faucilles, qui apparaissent au sud-est, relèvent la ligne de l’horizon. Du reste, peu ou point de forêts. À peine voit-on çà et là dans le lointain quelques collines chevelues. Le déboisement, ce fils bâtard de la civilisation, a fort tristement dévasté la vieille bauge du Sanglier des Ardennes.

Je cherchais des yeux en arrivant à Mézières quelques anciennes tours à demi ruinées du château saxon de Hellebarde ; je n’y ai trouvé que les zigzags froids et durs d’une citadelle de Vauban. En revanche, en regardant dans les fossés, j’ai aperçu, à différents endroits, des restes assez beaux, quoique démantelés, de la muraille attaquée par Charles-Quint et défendue par Bayard. L’église de Mézières a une réputation de vitraux. J’ai profité, pour la visiter, de la demi-heure que la malle-poste accorde aux voyageurs pour déjeuner. Les verrières ont dû être belles en effet ; il en reste à l’abside quelques fragments tristement noyés dans de larges fenêtres de vitres blanches. Mais ce qui est remarquable, c’est l’église elle-même, qui est du quinzième siècle, et d’une jolie masse, avec des baies à meneaux flamboyants et un charmant porche adossé au portail méridional. On a scellé sur deux piliers, à droite et à gauche du chœur, deux bas-reliefs du temps de Charles VIII, malheureusement barbouillés de chaux et mutilés. Toute l’église est badigeonnée en jaune avec nervures et clefs de voûte de couleurs variées. C’est fort bête et fort laid. En me promenant dans le bas côté nord de l’abside, j’ai aperçu sur le mur une inscription qui rappelle que Mézières fut cruellement assaillie et bombardée par les prussiens en 1815. Au-dessous de l’inscription on a ajouté ces deux lignes en latin quelconque : Lector, leva oculos ad fornicem et vide quasi quoddam divinæ manus indicium. J’ai levé les yeux ad fornicem, et j’ai vu une large déchirure à la voûte au-dessus de ma tête. Dans cette déchirure, une grosse bombe se tient suspendue à des saillies de la pierre par ses oreillons, que je distinguais parfaitement. C’est une bombe prussienne, qui, après avoir percé le toit de l’église, les charpentes et les massifs de maçonnerie, s’est arrêtée ainsi comme par miracle au moment de tomber sur le pavé. Depuis vingt-cinq ans, elle est restée là comme Dieu l’y a accrochée. Autour de la bombe, on voit pêle-mêle des briques brisées,