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REVUE DE LA CRITIQUE.

toute admiration et en toute joie ; remontons ce fleuve royal et cette pensée souveraine. Mais par où commencer ? comment se guider dans tous nos souvenirs charmants ou graves, souriants ou profonds, parmi tous ces rêves, tous ces contes, tous ces enseignements ? Nous attacherons-nous à l’archéologue, à l’artiste ou au penseur ? Car le Rhin a un triple aspect ; il va du passé au présent, du présent à l’avenir ; il se souvient, il décrit et il prévoit ; la science s’y traduit en poésie, la poésie s’y résout en prophétie ; la nature y commente l’histoire et l’historien y bégaie la destinée…

Comment suivre dans leurs caprices, dans leurs mille épisodes, dans leur charmant laisser aller, ces lettres, de vraies lettres, courantes et spontanées. Ce journal, c’est la vie ; tout s’y mêle, tout s’y coudoie : voilà une famille de pauvres alsaciens qui s’expatrie ; tournez la page et vous êtes dans les champs de Montmirail qui ont vu une des dernières batailles. Et que d’amusantes aventures ! que de piquantes boutades ! La cuisine de Sainte-Menehould ferait se lécher les babines à Pantagruel. Les trois étudiants de Niederheimbach auront cru à quelque Érasme patriote. Sterne a oublié la diatribe contre le pourboire. À la table d’hôte de Bingen, l’observateur semble assis au fauteuil de Pezénas. Je m’imagine que la rencontre des ours de la forêt de Bondy aurait troublé la contemplation du bon La Fontaine lui-même, et le cours philosophique de gale comparée est un de ces enfantillages du génie où se complaisent Régnier, Molière et le peuple, ces malpropres sublimes.

… Partout l’intérêt et partout la leçon ; partout Dieu éternel dans les champs et l’homme périssable dans les ruines ; partout la nature et l’histoire. Et Tacite est toujours là avec Virgile.

Ainsi, c’est Virgile qui erre avec notre poète sur ces rives de la Meuse qui étonnent et qui charment, où les abîmes sont pleins de fleurs, où les vergers luxuriants n’ont pas peur des roches rouillées, où les vieux donjons mutilés regardent en pitié les parcs anglais. Le grand paysagiste romain souriait aussi à cette aimable vallée des bords de la Vesdre, où la rivière ne quitte pas la route et, faisant alterner avec le bruit des arbres le murmure de ses eaux, semble composer avec elle une ravissante églogue. Le doux père de Dante s’est encore à coup sûr reposé à ce pauvre mur de paysan près de Soissons ; il a rêvé à la fenêtre d’Andernach. Mais la plus magnifique peinture du livre est encore celle des bords du Rhin. Le paysage du fleuve a beau multiplier ses aspects, varier ses fonds, changer ses horizons, le peintre ne lui fait jamais défaut. C’est une merveille ! et je ne veux que la comparaison du fleuve à un arbre gigantesque pour enchanter tous ceux qui sentent l’art.

Tacite non plus ne reste pas muet. Il a dit de grandes choses à Varennes. Dans la maison Ibach, à Cologne, il se tenait debout près du poète, comme le Mantouan près du Florentin, et tous deux, dans l’ombre de l’histoire, regardaient les reines allant en exil, les princes aveugles, Dieu qui fait son œuvre dans les amusements des rois, les rancunes implacables, les gloires sereines et la mort au bout de tout. Tacite a encore rempli ces souvenirs historiques du Rhin avec les héros et les lutins, les faiseurs d’événements et les créateurs de légendes. Toutes ces figures du passé, les unes souriantes, les autres sanglantes, se pressent sur les rives fameuses devant les deux historiens. César, armé, aux yeux d’épervier, y rencontre Napoléon, les bras croisés sur sa poitrine ; les démons y poussent Attila et les fées y pleurent Marceau…

… Ce livre, c’est le Rhin même. Ruisseau, torrent, lac, fleuve, et là-bas océan. Il commence comme une causerie familière, traverse en grondant les erreurs et les passions mauvaises, s’étend, immense et profond, dans les grandes rêveries, et, après avoir roulé bien des idées, reflété bien des souvenirs, après avoir fait boire à son flot bienfaisant de concorde et de sympathie deux généreuses nations, il arrive en face de la mer de l’histoire et s’y repose dans l’infini.