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REVUE DE LA CRITIQUE.



III

REVUE DE LA CRITIQUE.


Lors de son apparition, le Rhin ne rencontra pas d’opposition, si ce n’est dans deux ou trois journaux politiques, hostiles de parti pris. Nous n’avons donc à enregistrer que des articles favorables.

Citons d’abord Philoxène Boyer, poète ami de Banville, qui, sous forme de lettre adressée à Victor Hugo, fit tout un livre, le Rhin et les Burgraves. Il va nous faire repasser tous les tableaux qui ont enchanté nos yeux et nos pensées.

… Comment vous analysez tant d’impressions, les unes douces, les autres sérieuses, toutes charmantes ; comment vous traduisez vos conversations secrètes avec les feuilles, les oiseaux et les fleurs ; c’est ce qu’il ne faut pas essayer de faire comprendre à ceux qui n’ont pas pénétré dans votre œuvre ! Tout au plus oserais-je noter au passage les grands ormes de la route d’Épernay, la cuisine de l’hôtel de Metz et la promenade du hameau de la folie à Soissons, toute illuminée aux blancheurs crépusculaires de Jupiter, de Mars et de Saturne, toute enflammée aux reflets empourprés du monstrueux Aldebaran. Puis, entre Huy et Liège, les paupières sinistres des usines qui s’allument pendant que leurs dents de fer s’entre-choquent en sifflant. Puis les douceurs majestueuses de la vallée de Chauffontaine. Puis la vision de Cologne aperçue de la rive droite du Rhin, derrière un nuage de sombre lumière. Puis le ravin de la Souris, animé par cette étrange fréquentation de la salamandre mystérieuse et par la vibration argentine de la cloche, qui semble pleurer le jour près de mourir. Puis l’écho de Lurley et l’écho de Saint-Goar se dilatant ensemble en fanfares, tandis qu’au fond de la vallée suisse le bon Dieu arrange un paysage pour le pinceau d’un Poussin ou pour la plume d’un Victor Hugo. Puis le jardinet de Bacharach, où les marguerites sont si belles parce que le sol est engraissé avec des cadavres, où les tourterelles roucoulent si joyeusement parce qu’elles ont des pampres épais où cacher leur maison flottante. Puis le sentier de Niederheimbach, où les liserons et les campanules parlent un si divin langage. Puis les débris lugubres de Falkenburg, où vous avez rencontré Pécopin et Bauldour, chères ombres ramenées du tombeau par le rameau d’or de la poésie enchanteresse, et aussi ces trois belles jeunes filles jetées, comme les trois Grâces antiques, au centre de cette féerie du moyen âge. Puis les inexprimables langueurs de la marche lente vers Maüsethurm, et la mélodie lointaine du marteau sur l’enclume soufflant à votre muse l’Amour forgeron, cette fantaisie délicate, cette mignarderie exquise. Puis le coteau de Saverne étalant les fascinations de son multiple paysage, pendant que la lune achève dans l’éther son ascension lumineuse. Puis le carré de gazon de Freiburg, monde fourmillant et bourdonnant dont vous étiez le dictateur. Puis Laufen, la cataracte rugissante, et les précipitations du style concordant avec les éblouissements du spectacle. Puis Meillerie et Vevey, admirés à cause de leurs pommiers, à cause de leurs vignes mûres, à cause des molles ondulations de leur flot mélancolique, et non plus à cause des très niaises et très pédantesques amours de Saint-Preux et de Julie d’Étanges. Puis, enfin, Lausanne et les nuages précurseurs de tempêtes amoncelées lourdement au-dessus de ses villas coquettes, comme si cette nature avait besoin de s’attrister sur le prochain départ de son poète.

Ce sont là autant de tableaux que j’ai honte même d’indiquer. Quant à vouloir en déflorer les détails, quant à peser dans la balance critique qui tremble sous ma main inhabile cette lyre ainsi fertile en heureux caprices, en brillantes improvisations, oh ! je n’ai pas à ce point la manie du sacrilège. J’ai fourni le programme de vos miracles ; combien vous en avez dépassé les promesses, c’est ce que devineront tous ceux qui ont parcouru un coin de vos œuvres.