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RELIQUAT DU RHIN.

vieux cimbres en étaient restés à ces âges primitifs où le monde informe et expirant des ébauches troublait encore le monde naissant des créations définitives, et où, parmi les bruits lointains et confus de l’horizon, les premiers hommes entendaient distinctement s’agiter et se retourner les géants attachés sur les montagnes avec des chaînes d’airain.

Au point culminant de cette ère de transition, à ce moment, décisif pour toutes les mixtions et pour tous les chaos, où le précipité se forme, la civilisation s’incarne tout à coup, et Charlemagne paraît.

Ce que la providence fait immédiatement est toujours complet. Le propre des vrais grands hommes, c’est de s’adapter de toutes parts à leur époque. Ce qui pouvait convenir à la Grèce poétique, à la Grèce qui avait eu Homère et Diogène, à la Grèce qui avait Athènes, ce qui pouvait convenir à la France lettrée, à la France qui avait eu Corneille et Voltaire, à la France qui avait Paris, n’eut pas matériellement suffi pour fasciner, passionner et éblouir la Germanie à demi barbare et la Gaule à moitié sauvage. Les Alexandres chétifs et les Bonapartes maigres eussent fait peu de figure parmi ces guerriers colosses, espèces de mastodontes du genre humain dont les grands sarcophages et les grands ossements nous épouvantent encore. Pour tenir en respect ces peuples que le droit du poing, faust recht, devait gouverner jusqu’au quinzième siècle, il fallait que la force intellectuelle eût pour enveloppe et pour annonce visible la force physique. Il fallait que le grand homme fût un géant. Charlemagne avait sept pieds de haut.

De 771 à 809, Charlemagne fit quatorze grandes guerres. Il vainquit les lombards, les hongrois, les bohèmes, les normands, les danois, les grecs en Italie, les maures en Espagne, les westphaliens deux fois, les saxons six fois. Roncevaux fut son Waterloo. Il n’y perdit pas le trône, mais il y perdit Roland.

Il exécuta aussi puissamment qu’aucun de ses pareils la loi providentielle qui veut qu’à de certaines époques les grands empires s’assimilent tous les états secondaires. Il brisa successivement Didier, roi des lombards, Rotgaud, duc de Frioul, Witikind, duc des westphaliens, Tassilo, duc de Bavière, Hemming, duc du Jutland, et Goteric, duc des danois. Il éteignit les saxons, six fois révoltés, par la transplantation lointaine de dix mille familles dont il donna les terres aux obbotrites. Mais à peine eut-il fini avec les saxons qu’il dut recommencer avec les normands. La première invasion des normands coïncide en 801 avec la dernière rébellion des saxons.

Il fut sévère deux fois, avec Rotgaud, duc de Frioul, et avec Adelgise, fils de Didier. Il fut cruel une fois à Verden, où il massacra cinq mille hommes par représailles après la défaite de Sintal. Il fut clément avec les hongrois qu’il fit chrétiens, avec les saxons qu’il fit chrétiens, avec Witikind qu’il fit chrétien, avec Pépin le bossu, son fils bâtard, qui mourut moine à l’abbaye princière de Prum, avec Tassilo qui mourut saint à l’abbaye de Gemblours. Il s’irritait contre ses ennemis, puis il s’apaisait. Sa fureur était de son siècle, sa clémence était de son cœur. Au milieu de son emportement, il s’arrêtait, souriait tout à coup, et faisait grâce. Les grands hommes seuls ont de ces grandes indulgences ; pensées subites qui désarment la colère généreuse des héros, liens puissants qui enchaînent les nobles âmes, mais qui n’enchaînent que celles-là ; muselières de lions.