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RELIQUAT DU RHIN.


LE RHIN ROMAIN. — ALARIC.

Tel fut le premier coup frappé sur Rome par la « grande Germanie ». Du second, elle devait frapper Rome elle-même. Seulement le premier coup fut si violent et le deuxième devait être si formidable, qu’entre les deux elle mit un intervalle de deux cents ans.

Pendant ces deux siècles, il fait nuit dans l’histoire. Rome agonise, Constantinople naît, la Germanie grandit. En cent vingt ans, de l’an 180 à l’an 300, Rome avait eu trente-six empereurs, et sur ces trente-six empereurs, vingt-sept étaient morts assassinés.

Au troisième siècle, les goths avaient passé le Danube, traversé la Thrace, battu l’empereur Decius à Abrutum, humilié l’empereur Gallus dans Byzance, désolé la mer Noire, et, tout ensemble héroïques et barbares, ils avaient achevé l’œuvre d’Achille en détruisant les vestiges de Troie, et l’œuvre d’Érostrate en effaçant les ruines du temple d’Éphèse.

Au quatrième siècle, de païens devenu chrétiens, ils lisaient la bible d’Ulphilas, et l’aube commençait à poindre en eux tandis que Rome plongeait de plus en plus dans l’ombre.

Vers la fin de ce siècle, en 395, le craquement se fait entendre ; l’empire romain se brise en deux morceaux. Arcadius prend l’orient et Honorius l’occident. Rufin, chancelier de Constantinople, mine l’antique édifice européen, déjà si profondément lézardé, en haine de Stilicon, chancelier d’Italie. Stilicon seul entend les coups sourds de Rufin dans la sape. Aucune autre oreille n’écoute, aucune autre oreille n’entend, et les bruits mystérieux qui annoncent la fin de tout ce vieux monde se perdent dans la brume et dans la nuit. L’obscurité s’épaissit, les ténèbres descendent, Rome s’endort. Et tout à coup, effarée et frémissante, elle se réveille en sursaut sous l’effrayant éclat de rire d’Alaric.

Rome avait vu Brennus dans ses murs, mais il y avait huit siècles de cela ; Rome avait vu Annibal à ses portes, mais il y avait de cela six cents ans. Elle avait oublié de quel air formidable un ennemi qui va prendre une ville regarde par-dessus les murailles. Elle voulut se défendre et cria : Aux armes ! Alaric considéra l’épaisseur des légions, haussa les épaules, et dit : L’herbe est plus facile à faucher épaiße que rase.

Ici la grandeur du spectacle est inexprimable. Dans cet instant suprême on ne peut s’empêcher de contempler avec terreur cette mystérieuse et colossale balance que tient une main invisible et dont les immenses plateaux, chargés de peuples, de princes et de royaumes, éclairés d’une lueur livide, apparaissent par moment dans l’histoire. D’un côté Rome, la république reine, la ville éternelle, l’empire universel, douze cents ans de victoire et de domination, les dépouilles des trois mondes, toutes les richesses, toutes les gloires, toutes les splendeurs, presque tous les plus grands noms du genre humain, les dieux mêlés aux hommes, Saturne, Évandre, Romulus, Numa, Brutus, Curtius, Scævola, Camille, Coriolan, Fabius Cunctator, Duilius, Regulus, Paul Émile, les Scipion, les Gracques, Marius, Sylla, Sertorius, Agrippa, Horace et Salluste, Virgile et Tacite, les faisceaux de Pompée, la toge de Cicéron,