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RELIQUAT DU RHIN.

nier. Des colombes et des pigeons se perchent dans ce chapiteau. C’est de l’art roman fait par la nature.

Au bord de la route, près des carrières, on rencontre par intervalles des groupes de cinq ou six hommes, sérieux, propres, rêveurs, fumant de longues pipes, vêtus d’une veste ronde et d’une culotte courte mi-parties de gris et de brun, traînant une grosse pierre avec un air de supériorité nonchalante, et suivis d’un soldat silencieux, le fusil sur l’épaule. Ces messieurs sont des forçats.

Dans les villages, ce sont des rues cahotées qui suivent toutes les fantaisies de la montagne ; quelquefois un torrent au milieu de la rue ; des maisons penchées, surplombant, joyeuses, vivantes, ayant chacune son porche, son pont, et son effroyable gargouille de fer-blanc, à barbes d’écrevisse, qu’on dirait dessinée par Callot et prête à faire rage autour de saint Antoine. De grands lions de pierre, la gueule béante, les griffes ouvertes, se dressent sur les vieilles fontaines sculptées au milieu des rires et des chansons des laveuses. Les poules, mêlées aux commères, secouent gaîment le coquelicot qu’elles ont sur la tête. Les grappes de maïs qui sèchent aux fenêtres font aux masures des guirlandes d’or. Sur les auberges se hérissent de grands oiseaux en filigrane de fer doré tenant à leur bec une façon de souricière dans laquelle est enfermé un bœuf, un cheval, un ours ou un sanglier. Ce sont les enseignes.

Comme je passais à Wimpfen, un colporteur coiffé comme Mandrin et culotté comme Janot, installé devant la porte, offrait à deux familles anglaises émigrant en Italie, dont les calèches relayaient, des Manuels de voyage, des Guides et des Itinéraires. J’ai ouvert un de ces Guides et j’y ai lu qu’un magicien suspendu dans une cage ne peut plus faire de mal. Renseignement utile aux voyageurs.

Sur les montagnes, partout des ruines, des châteaux, des forteresses, les aires des anciens burgraves. Quelquefois, à Gundelsheim comme à Neckarsteinach, trois ou quatre dans le même horizon. La route, la rivière et la vallée sont tenues en échec de toutes parts. Parfois, sur les crêtes, des villes du quinzième siècle, avec leurs pignons taillés, leurs bannières au vent, leurs beffrois et leurs flèches, qui semblent poser pour Otto Venius ou Breughel de Velours.

Où il n’y a pas de villes, il y a des seigneuries. Les tours carrées et rondes se dressent fièrement. Cependant, le dix-huitième siècle a passé là. En maint endroit, il a peint les vieux donjons en rose et en vert clair, et il leur a posé sur le front, en guise de clochers, des dames-jeannes énormes.

Les burgraves tenaient le Neckar comme ils tenaient le Rhin, comme ils tenaient la Moselle, comme ils tenaient la Kinzig, la Murg, la Lahn et la Sayn. Au moyen âge, dans ces mêmes vallées où court l’excellente route d’à présent, il n’y avait que d’âpres sentiers de bœufs et de mulets où les marchands de Saint-Gall, de Mayence et de Dusseldorf cheminaient par caravanes, inquiets, attentifs, armés jusqu’aux dents, souvent escortes à leurs frais par des reîtres de l’empereur ou par des condottieri de la hanse rhénane. Ils ôtaient à leurs mules leurs grelots et leurs sonnettes, et se glissaient silencieusement la nuit, quand il n’y avait pas de lune, le long des rivières entre les deux haies de forteresses qu’il leur fallait franchir. Mais les burgraves veillaient de leur côté ; ils rassemblaient dans la haute cour de leur burg leurs paysans-bandits, puis ouvraient leur porte brusquement, abaissaient leur pont,