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RELIQUAT DU RHIN.


La charmante Lettre qui suit est publiée ici pour la première fois. Elle devrait prendre place dans le livre après la Lettre d’Heidelberg et par conséquent terminer le voyage.

On y remarquera le passage sur les rapines des Burgraves et sur les transes des caravanes de marchands. Victor Hugo, trois ans après, devait utiliser ces détails dans le Prologue, non représenté, des Burgraves.


LE NECKAR. — HEILBRONN. — STUTTGART.
Octobre.
Mon cher ami,

De Morbach à Heilbronn, la vallée du Neckar est comparable à la vallée du Rhin, en plus petit et en plus charmant. La route côtoie la rivière ; c’est un ravissant voyage ; dans cette saison surtout, quand la magnifique tenture rougeâtre des bois, dorée par un pâle soleil, s’agrafe de toutes parts sur l’horizon.

Dans les champs, les colzas jaunes, les navettes blanches, le panache vert bronze de la betterave se mêlent aux vignes frileuses qui tremblent à la bise d’octobre. Le riverain du Neckar entrecoupe ses cultures de carrés de concombres et de potirons, comme s’il voulait écrire dans le paysage le vers de Virgile, tortusque per herbam Cresceret in ventrem cucumis. Çà et là, près des petits cours d’eau vive qui se jettent dans la rivière en frissonnant, des groupes de femmes, armées de grands couteaux de bois, secouent au vent les longs cheveux du chanvre.

Puis les hameaux s’éloignent, le pays devient sauvage, les corbeaux planent sur les sillons fauves, un lièvre effaré traverse la route, les oreilles dressées, et s’enfonce dans la campagne où bientôt on ne sait plus si c’est un lièvre qui court ou un oiseau qui vole. La brise fraîchit, les arbres grelottent. Par instants apparaît, au milieu des luzernes, à quelques pas du chemin, une croix de pierre si richement ciselée qu’on croirait voir sortir de terre la pointe d’une flèche de cathédrale enfouie. Le semeur marche à grands pas et gesticule tragiquement dans la plaine solitaire, comme un poëte qui fait son cinquième acte.

Puis, ce sont de graves laboureurs piquant leurs bœufs et conduisant leur charrue en longue redingote blanche et en calotte de prêtre ; des voyageurs piétons traînant leur bissac sur une façon de petit baquet à deux roulettes ; des rouliers pittoresques, coiffés d’un bonnet de chauffeur ou d’un chapeau de sénateur de l’empire français, menant de grands chariots évasés dont les quatre roues tournent sous des espèces d’ogives et dont les huit chevaux balancent à leurs oreilles de petites cymbales de cuivre.

De temps en temps un poteau aux couleurs du Freischutz, rouge et noir, vous rappelle que vous êtes chez le roi de Wurtemberg.

À tous les coudes de la vallée, de gros bourgs s’arrondissent autour de la rivière et s’y mirent. Quelques-uns prennent des airs de petits ports de mer. Des coques de bateaux pontés qu’on calfate fument au bord de l’eau.

Dans les jardins, pleins de dahlias, d’œillets et de roses, on voit s’élancer du milieu des sorbiers plus rouges que verts une colonne isolée surmontée d’un pigeon-