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CONCLUSION.

La Russie peut mettre sur pied une armée de onze cent mille hommes.

Le débordement possible des russes fait réparer la muraille de Chine et bâtir la muraille de Paris.

Ce qui était le grand knez de Moscovie est à présent l’empereur de Russie. Comparez les deux figures, et mesurez les pas que Dieu fait faire à l’homme.

Le knez s’est fait tzar, le tzar s’est fait czar, le czar s’est fait empereur. Ces transformations, disons-le, sont de véritables avatars. À chaque peau qu’il dépouille, le prince moscovite devient de plus en plus semblable à l’Europe, c’est-à-dire à la civilisation.

Pourtant, que l’Europe ne l’oublie pas, ressembler, ce n’est pas s’identifier.

L’Angleterre a l’Écosse et l’Irlande, les Hébrides et les Orcades ; avec le groupe des îles Shetland, elle sépare le Danemark des îles Féroë et de l’Islande, ferme la mer du Nord, et observe la Suède ; avec Jersey et Guernesey, elle ferme la Manche et observe la France. Puis elle part, elle tourne autour de la péninsule, pose son influence sur le Portugal et son talon sur Gibraltar, et entre dans la Méditerranée après en avoir pris la clef. Elle enjambe les Baléares, la Corse, la Sardaigne, et la Sicile ; là, elle s’arrête, trouve Malte, et s’y installe entre la Sicile et Tunis, entre l’Italie et l’Afrique ; de Malte, elle gagne Corfou, d’où elle surveille la Turquie en fermant la mer Adriatique ; Sainte-Maure, Céphalonie et Zante, d’où elle surveille la Morée en dominant la mer Ionienne ; Cérigo, d’où elle surveille Candie en bloquant l’Archipel. Ici il faut rebrousser chemin, l’Égypte barre le passage, l’isthme de Suez n’est pas encore coupé ; elle revient sur ses pas, et rentre dans l’Océan. Elle a tourné l’Espagne, cette petite presqu’île, elle va tourner l’Afrique, cette presqu’île énorme. Le trajet est malaisé sur cette plage où un océan de sable se mêle au grand océan des flots. Comme un homme qui traverse un gué avec précaution de pierre en pierre, elle a des repos marqués pour tous les pas qu’elle fait. Elle met d’abord le pied à Saint-James, à l’embouchure de la Gambie, d’où elle épie le Sénégal français. Son second pas s’imprime sur la côte, à Cachéo, le troisième à Sierra-Leone, le quatrième au cap Corse. Puis elle se risque dans l’océan Atlantique, et réunit sous son pavillon l’Ascension, Sainte-Hélène et Fernando-Po, triangle d’îles qui entre profondément dans le golfe de Guinée. Ainsi appuyée, elle atteint le Cap et s’empare de la pointe d’Afrique comme elle s’est emparée à Gibraltar de la pointe d’Europe. Du Cap, elle remonte, au nord, de l’autre côté de la presqu’île africaine, aborde les Mascarenhas, l’île de France et Port-Louis, d’où elle tient en respect Madagascar, et s’établit aux îles Seychelles, d’où elle commande toute la côte orientale du cap Delgado au cap Guardafui. Ici il n’y a plus que la mer Rouge qui la sépare de la Méditerranée et de l’Archipel ; elle fait le tour de l’Afrique ; elle est presque revenue au point d’où elle était partie. Voici la mer des Indes, voilà l’Asie.

L’Angleterre entre en Asie ; des Seychelles aux Laquedives il n’y a qu’un pas, elle prend les Laquedives ; après quoi elle étend la main et saisit l’Hindoustan, tout l’Hindoustan, Calcutta, Madras et Bombay, ces trois provinces de la compagnie des Indes, grandes comme des empires ; et sept royaumes, Népaul, Oude, Barode, Nagpour, Nizam, Maïssour et Travancore. Là elle touche à la Russie ; le Turkestan chinois