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CONCLUSION.

lerie et son infanterie, ce n’était ni son infanterie, ni sa cavalerie, ni ses forteresses ; c’était sa flotte. Le roi catholique, qui avait les meilleurs hommes de guerre de l’Europe, avait aussi les meilleurs hommes de mer. Aucun peuple navigateur n’égalait à cette époque les catalans, les biscayens, les portugais et les génois. Séville, qui comptait alors parmi les principales villes maritimes de l’Europe, bien que située assez avant dans les terres, et où abordaient toutes les flottes du Mexique et du Pérou, était une pépinière de matelots.

Pour nous faire une idée complète du poids qu’avait l’Espagne autrefois comme puissance maritime, nous avons voulu savoir au juste ce que c’était que la grande armada de Philippe II, si fameuse et si peu connue, comme tant de choses fameuses. L’histoire en parle et s’en extasie ; mais l’histoire, qui hait le détail, et qui, selon nous, a tort de le haïr, ne dit pas les chiffres. Ces chiffres, nous les avons cherches dans l’ombre où l’histoire les avait laissés tomber ; nous les avons retrouvés à grand’peine ; les voici. Rien, à notre sens, n’est plus instructif et plus curieux.

C’était en 1588. Le roi d’Espagne voulut en finir d’une seule fois avec les anglais, qui déjà le harcelaient et taquinaient le colosse. Il arma une flotte. Il y avait dans cette flotte vingt-cinq gros vaisseaux de Séville, vingt-cinq de Biscaye, cinquante petits vaisseaux de Catalogne et de Valence, cinquante barques de la côte d’Espagne, vingt chaloupes des quatre villages de la côte de Guipuscoa, cent gabares de Portugal, quatorze galères et quatre galéaces de Naples, douze galères de Sicile, vingt galères d’Espagne, et trente ourques d’Allemagne ; en tout trois cent cinquante voiles manœuvrées par neuf mille marins.

On n’apprécierait pas exactement cette escadre si l’on ne se rappelait ce que c’était alors qu’une galère. Une galère représentait une somme considérable. Toute la côte septentrionale d’Afrique, Alger et Tripoli exceptées, ne produisait pas au sultan de quoi faire et maintenir deux galères.

L’approvisionnement de bouche de l’armada était immense. En voici le chiffre très singulier et très exact : cent soixante-sept mille cinq cents quintaux de biscuit, fournis par Murcie, Burgos, Campos, la Sicile, Naples et les îles ; onze mille quintaux de chair salée, fournis par l’Estramadure, la Galice et les Asturies ; onze mille quintaux de lard, fournis par Séville, Ronda et la Biscaye ; vingt-trois mille barils de poisson salé, fournis par Cadix et l’Algarve ; vingt-huit mille quintaux de fromage, fournis par Mayorque, Senegallo et le Portugal ; quatorze mille quintaux de riz, fournis par Gènes et Valence ; vingt-trois mille poids d’huile et de vinaigre, fournis par l’Andalousie, le poids valait vingt-cinq livres ; vingt-six mille fanègues de fèves, fournies par Carthagène et la Sicile ; vingt-six mille poinçons de vin, fournis par Malaga, Maxovella, Ceresa et Séville. Les provisions en blé, fer et toiles venaient d’Andalousie, de Naples et de Biscaye. Le total s’en est perdu.

Cette flotte portait une armée : vingt-cinq mille espagnols, cinq mille tirés des régiments d’Italie, six mille des Canaries, des Indes et des garnisons de Portugal, le reste de recrues ; douze mille italiens, commandés par dix mestres de camp ; vingt-cinq mille allemands ; douze cents chevau-légers de Castille, deux cents de la côte et deux cents de la frontière, c’est-à-dire seize cents cavaliers ; trois mille