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CONCLUSION.

tendil, Justiniana, berceau de Justinien ; dans Salenti, Trajanopolis, tombeau de Trajan ! L’Olympe, l’Ossa, le Pélion et le Pinde s’appelaient le beylick de Janina ; un pacha accroupi sur une peau de tigre fronçait le sourcil dans la même montagne que Jupiter. La dérision amère qui semblait sortir des mots sortait aussi des choses : l’Étolie, cette ancienne république si puissante et si fière, formait le Despotat. Quant à la vallée de Tempe, frigida Tempe, devenue sauvage et inaccessible sous le nom de Lycostomo, pleine désormais de haine, de ronces et d’obscurité, elle s’était métamorphosée en vallée des Loups.

L’idée terrible qu’éveille la barbarie faite nation, ayant des flottes et des armées, s’incarnait vivante et complète dans le sultan des turcs. C’est à peine si l’Europe osait regarder de loin ce prince effrayant. Les richesses du sultan, du Turc, comme on l’appelait, étaient fabuleuses ; son revenu dépassait quinze millions d’or. La sultane, sœur de Sélim, avait deux mille cinq cents sequins d’or de rente par jour. Le Turc était le plus grand prince en cavalerie. Sans compter sa garde immédiate, les quatorze mille janissaires, qui étaient une infanterie, il entretenait constamment autour de lui, sur le pied de guerre, cinquante mille spahis et cent cinquante mille timariots, ce qui faisait deux cent mille chevaux. Ses galères étaient innombrables. L’année d’après Lépante, la flotte ottomane tenait encore tête à toutes les marines réunies de la chrétienté. Il avait de si grosse artillerie, que, s’il fallait en croire les bruits populaires, le vent de ses canons ébranlait les murailles. On se souvenait avec frayeur qu’au siège de Constantinople, Mahomet II avait fait construire, en maçonnerie liée de cercles de fer, un mortier monstrueux qu’on manœuvrait sur rouleaux, que deux mille jougs de bœufs pouvaient à peine traîner, et qui, inclinant sa gueule sur la ville, y vomissait nuit et jour des torrents de bitume et des blocs de rochers. Les autres princes, avec leurs engins et leurs bombardes, semblaient peu de chose auprès de ces sauvages sultans qui versaient ainsi des volcans sur les villes. La puissance du Turc était tellement démesurée, et il savait si bien faire front de toutes parts, que, tout en guerroyant contre l’Europe, Soliman avait pris à la Perse le Diarbékir et Amurat la Médie ; Sélim avait conquis sur les mameluks l’Égypte et la Syrie, et Amurat III avait exterminé les géorgiens ligués avec le sophi. Le sultan ne mettait en commimication avec les rois de la chrétienté que la porte de son palais. Il datait de son étrier impérial les lettres qu’il leur écrivait, ou plutôt les ordres qu’il leur donnait. Quand il avait un accès de colère, il faisait casser les dents à leurs ambassadeurs à coups de poing par le bourreau. Pour les turcs mêmes, l’apparition du sultan, c’était l’épouvante. Les noms qu’ils lui donnaient exprimaient surtout l’effroi ; ils l’appelaient fils de l’esclave, et ils nommaient son palais d’été la maison du meurtrier. Ils l’annonçaient aux autres nations par des glorifications sinistres. Où son cheval paße, disaient-ils, l’herbe ne croît plus.

Le roi des Espagnes et des Indes, espèce de sultan catholique, était plus riche à lui seul que tous les princes de la chrétienté ensemble. À ne compter que son revenu ordinaire, il tirait chaque année d’Italie et de Sicile quatre millions d’or, deux millions d’or du Portugal, quatorze millions d’or de l’Espagne, trente millions d’or de l’Amérique. Les dix-sept provinces de l’état des Pays-Bas, qui comprenait alors l’Artois, le Cambrésis et les Ardennes, payaient annuellement au roi catholique