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CONCLUSION.

en temps pour le secouer ou le retourner. Le grand-duc de Toscane avait un pays qu’on appelait l’état de Fer, une frontière de forteresses et une frontière de montagnes, quinze cent mille écus de revenu, dix millions d’or dans son trésor et deux millions de joyaux, cinq cents chevaux de cavalerie, trente-huit mille gens de pied, douze galères, cinq galéaces et deux galions, son arsenal à Pise, son port militaire à l’île d’Elbe, son four à biscuit à Livourne. Il était allié de la maison d’Autriche par mariage, et du duc de Mantoue par parenté ; mais la Corse le brouillait avec Gênes, la question des limites avec le duc d’Urbin, moindre que lui, la jalousie avec le duc de Savoie, plus grand que lui. Le défaut de ses montagnes, c’était d’être ouvertes du côté du pape ; le défaut de ses forteresses, c’était d’être des forteresses de guerre civile, plutôt faites contre le peuple que contre l’étranger ; le défaut de son autorité, c’était d’être assise sur trois anciennes républiques, Florence, Sienne et Pise, fondues et réduites en une monarchie. Le duc de Mantoue était Gonzague ; outre Mantoue, très forte cité bâtie avant Troie, et où l’on ne peut entrer que par des ponts, il avait soixante-cinq villes, cinq cent mille écus de revenu, et la meilleure cavalerie de l’Italie ; mais, comme marquis de Montferrat, il sentait le poids du duc de Savoie. Le duc de Modène était Este ; il avait Modène et Reggio ; mais comme duc prétendant de Ferrare, il sentait le poids du pape. Le duc d’Urbin était Montefeltro ; il s’étendait sur soixante milles de longueur et sur trente-cinq de largeur, avait un peu d’Ombrie et un peu de Marche, sept villes, trois cents châteaux et douze cents soldats aguerris ; mais, comme voisin d’Ancône, il sentait le poids du pape et lui payait chaque année deux mille deux cent quarante écus. Au centre même de l’Italie, dans un état de forme bizarre qui coupait la presqu’île en deux comme une écharpe, résidait le pape, dont nous esquisserons peut-être plus loin en détail la puissance comme prince temporel. Le pape tenait dans sa main droite les clefs du paradis, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir sous sa main gauche la clef de l’Italie inférieure, Gaëte. Indépendamment de l’état de l’Église, il était souverain et seigneur direct des royaumes de Naples et de Sicile, des duchés d’Urbin et de Parme, et, jusqu’à Henri VIII, il avait reçu l’hommage des rois bretons pour l’Angleterre et l’Irlande. Il était d’autant plus maître en Italie, que Naples et Milan étaient à un roi absent. Sa grandeur morale était immense. Respecté de près, vénéré de loin, conférant sans s’amoindrir des dignités égales aux royautés, couronnant ses cardinaux de cet hexamètre hautain : Principibus præstant et regibus æquiparantur, pouvant donner sans perte, récompenser sans dépense et châtier sans guerre, il gouvernait toutes les princesses de la chrétienté avec la rose d’or, qui lui revenait à deux cent trente écus, et tous les princes avec l’épée d’or, qui lui revenait à deux cent quarante ; et, pour faire humblement agenouiller les empereurs d’Allemagne, lesquels pouvaient mettre sur pied deux cent mille hommes, ce qui représente aujourd’hui un million de soldats, il suffisait qu’il leur montrât les bonnets et les panaches de sa garde suisse, qui lui coûtait deux cents écus par an.

Au nord de l’Europe végétaient dans la pénombre polaire deux monarchies, trop lointaines, en apparence, pour agiter le centre. Pourtant, au seizième siècle, à la demande de Henri II, Christiern II, roi de Danemark, avait pu envoyer en Écosse dix mille soldats sur cent navires. La Suède avait trente-deux enseignes de sept cents