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LE RHIN.


Lausanne, 22 septembre, 10 heures du soir.

C’est à Lausanne, cher Louis, que j’achève cette interminable lettre. Un vent glacial me vient par ma fenêtre ; mais je la laisse ouverte pour l’amour du lac, que je vois presque entier d’ici. Chose bizarre, Vevey est la ville la plus chaude de la Suisse, Lausanne en est la plus froide. Quatre lieues séparent Lausanne de Vevey ; la Provence touche la Sibérie.

L’année donne en moyenne, à Paris, cent cinquante et un jours de pluie ; à Vevey, cinquante-six. Prenez cela comme vous voudrez, et ouvrez votre parapluie.

Lausanne n’a pas un monument que le mauvais goût puritain n’ait gâté. Toutes les délicieuses fontaines du quinzième siècle ont été remplacées par d’affreux cippes de granit, bêtes et laids comme des cippes qu’ils sont. L’hôtel de ville a son beffroi, son toit et ses gargouilles de fer brodé, découpé et peint ; mais les fenêtres et les portes ont été fâcheusement retouchées. Le vieux château des baillis, cube de pierre rehaussé par des mâchicoulis en briques, avec quatre tourelles aux quatre angles, est d’une fort belle masse ; mais toutes les baies ont été refaites ; les contrevents verts de Jean-Jacques se sont stupidement cramponnés aux vénérables croisées à croix de Guillaume de Challant. La cathédrale est un noble édifice du treizième et du quatorzième siècle ; mais presque toutes les figures ont été soigneusement amputées ; mais il n’y a plus un tableau ; mais il n’y a plus une verrière ; mais elle est badigeonnée en gris de papier à sucre ; mais ils ont pauvrement remis à neuf la flèche du clocher de la croisée, et ils ont posé sur le clocher du portail le bonnet pointu du magicien Rothomago. Cependant il y a encore de superbes statues sous le portail méridional, et, à quelques figurines près, on a laissé intacte la belle porte flamboyante de M. de Montfaucon, le dernier évêque qu’ait eu Lausanne. Dans l’intérieur, je me trompais, il reste un vitrail, celui de la rosace. Ils ont respecté aussi un charmant banc d’œuvre de la transition, mêlé de gothique fleuri et de renaissance, don de ce même M. de Montfaucon, un grand nombre de chapiteaux romans, d’une complication exquise, et quelques tombeaux admirables, entre autres celui du chevalier de Granson, qui est couché sur sa tombe, les mains coupées, ayant été vaincu dans un duel. Au-dessous du chevalier, vêtu de sa chemise de fer, j’ai remarqué la pierre mortuaire de M. de Rebecque, aïeul de Benjamin Constant.

Quand je suis sorti de l’église, la nuit tombait, et j’ai encore pensé à vous, mon grand peintre. Lausanne est un bloc de maisons pittoresques,