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VEVEY. — CHILLON. — LAUSANNE.

ou visitez-vous comme moi la galerie de peinture du bon Dieu ? Je ne sais ce que vous faites ; mais je pense à vous, je vous écris, et je vous aime.

Je voyage en ce moment comme l’hirondelle. Je vais devant moi, cherchant le beau temps. Où je vois un coin du ciel bleu, j’accours. Les nuages, les pluies, la bise, l’hiver, viennent derrière moi comme des ennemis qui me poursuivent, et recouvrent les pauvres pays à mesure que je les quitte. Il pleut maintenant à verse sur Strasbourg, que je visitais il y a quinze jours ; sur Zurich, où j’étais la semaine passée ; sur Berne, où j’ai passé hier. Moi, je suis à Vevey, jolie petite ville, blanche, propre, anglaise, confortable, chauffée par les pentes méridionales du mont Chardonne comme par des poêles, et abritée par les Alpes comme par un paravent. J’ai devant moi un ciel d’été, le soleil, des coteaux couverts de vignes mures, et cette magnifique émeraude du Léman enchâssée dans des montagnes de neige comme dans une orfèvrerie d’argent. — Je vous regrette.

Vevey n’a que trois choses, mais ces trois choses sont charmantes : sa propreté, son climat et son église. — Je devrais me borner à dire la tour de son église ; car l’église elle-même n’a plus rien de remarquable. Elle a subi cette espèce de dévastation soigneuse, méthodique et vernissée que le protestantisme inflige aux églises gothiques. Tout est ratissé, raboté, balayé, défiguré, blanchi, lustré et frotté. C’est un mélange stupide et prétentieux de barbarie et de nettoyage. Plus d’autel, plus de chapelles, plus de reliquaires, plus de figures peintes ou sculptées ; une table et des stalles de bois qui encombrent la nef, voilà l’église de Vevey.

Je m’y promenais assez maussadement, escorté de cette vieille femme, toujours la même, qui tient lieu de bedeau aux églises calvinistes, et me cognant les genoux aux bancs de M. le préfet, de M. le juge de paix, de MM. les pasteurs, etc., etc., quand, à côté d’une chapelle condamnée où m’avaient attiré quelques belles vieilles consoles du quatorzième siècle, oubliées là par l’architecte puritain, j’ai aperçu dans un enfoncement obscur une grande lame de marbre noir appliquée au mur. C’est la tombe d’Edmond Ludlow, un des juges de Charles Ier, mort réfugié à Vevey en 1698. Je croyais cette tombe à Lausanne. Comme je me baissais pour ramasser mon crayon tombé à terre, le mot depositorium, gravé sur la dalle, a frappé mes yeux. Je marchais sur une autre tombe, sur un autre régicide, sur un autre proscrit, Andrew Broughton. Andrew Broughton était l’ami de Ludlow. Comme lui il avait tué Charles Ier, comme lui il avait aimé Cromwell, comme lui il avait haï Cromwell, comme lui il dort dans la froide église de Vevey. — En 1816, David, en fuite comme Ludlow et Broughton, a passé à Vevey. A-t-il visité l’église ? Je ne sais ; mais les juges de Charles Ier avaient bien des choses à dire au juge de Louis XVI. Ils avaient à lui dire