Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/412

Cette page a été validée par deux contributeurs.
392
LE RHIN.

Turenne, à Condé, à Luxembourg, à Vendôme ; et, même de nos jours, son « talent militaire » n’était rien, comparé au « génie guerrier » du duc de Wellington. De sa personne, il était poltron. Il avait peur au feu. Il se cachait pendant la canonnade à Brienne. (À Brienne !) — Il avait vices sur vices. — Il mentait comme un laquais. — Il était avare au point de ne donner que dix francs par jour à une femme qu’il entretenait dans une petite rue solitaire du faubourg Saint-Marceau. (L’auteur dit : J’ai vu la rue, la maison et la femme.) Il était jaloux au point d’enfermer cette femme, qui ne sortait presque jamais et vivait séparée du monde entier, sans une créature humaine pour la servir, en proie au désespoir et à la terreur. Voilà ce que c’était que l’amour de Napoléon Buonaparté ! — Il avait en outre, — car ce jaloux féroce était un libertin effronté, Othello compliqué de don Juan, — il avait en outre, dans tous les quartiers de Paris, de petites chambres, des caves, des mansardes, des oubliettes louées sous des noms supposés, où il attirait sous divers prétextes des jeunes filles pauvres, etc., etc., etc. De là des troupeaux d’enfants, petites dynasties inédites, reléguées aujourd’hui dans des greniers ou ramassant des loques et des haillons au coin des bornes sous une hotte de chiffonnier. Voilà ce que c’étaient que les amours de Napoléon Buonaparté ! — Qu’en dites-vous ? La première histoire rappelle un peu Geneviève de Brabant au fond de son bois ; la seconde est renouvelée du Minotaure. J’en ai entrevu bien d’autres et de pires, mais je n’ai pas eu le courage d’aller plus loin. Je n’ai jamais de bien longues rencontres avec ces livres que l’ennui ouvre et que le dégoût ferme.

Vous riez de cela ? Je vous avoue que je n’en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées contre les grands hommes, tant qu’ils sont vivants, quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis : Voilà donc de quelle manière la reconnaissance contemporaine a traité ces génies que la postérité entoure de respect, les uns parce qu’ils ont fait leur nation plus grande, les autres parce qu’ils ont fait l’humanité meilleure ! Soyez Molière, on vous accusera d’avoir épousé votre fille ; soyez Napoléon, on vous accusera d’avoir aimé vos sœurs. — La haine et l’envie ne sont pas inventives, direz-vous ; elles répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives à force d’être répétées. Qu’est-ce qu’une calomnie qui est un plagiat ? — Sans doute, si le public le savait ; mais est-ce que le public sait que ce que l’on dit aujourd’hui du grand homme d’aujourd’hui est précisément ce qu’on disait hier du grand homme d’hier ? L’envie et la haine n’inventent rien. D’accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont dédaigné tout cela, direz-vous encore. Sans doute ; mais qui vous dit qu’ils n’ont pas souffert autant qu’ils ont dédaigné ? Qui sait tout