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LE RHIN.


Quatre heures après midi.

Je viens de faire une promenade sur le lac dans une façon de petite gondole à trente sous par heure, comme un fiacre. J’ai jeté généreusement trois francs dans le lac de Zurich ; je les regrette un peu. C’est beau, mais c’est bien aimable. Ils ont un Neu-Munster qu’ils vous montrent avec orgueil et qui ressemble à l’église de Pantin. Les sénateurs zuriquois habitent des villas de plâtre, lesquelles ont un faux air des guinguettes de Vaugirard. Dieu me pardonne ! j’ai vu passer un omnibus, comme à Passy. Je ne m’étonne plus si ces gaillards-là font des révolutions.

Heureusement l’eau bleue du lac est transparente. Je voyais, dans des profondeurs vitreuses, les montagnes au fond du lac et des forêts sur ces montagnes. Des rochers et des algues me figuraient assez bien la terre noyée par le déluge, et, en me penchant sur le bord de mon fiacre à deux rames, j’avais les émotions de Noé quand il se mettait à la fenêtre de l’arche. De temps en temps je voyais passer de gros poissons jaunes zébrés de rubans noirs comme des tigres. J’ai sauvé du bout de ma canne deux ou trois mouches qui se noyaient.

La ville doit beaucoup plaire aux personnes qui adorent la façade du séminaire de Saint-Sulpice. On y bâtit en ce moment des édifices superbes dont l’architecture rappelle la Madeleine et le corps de garde du boulevard du Temple. Quant à moi, en mettant à part le portail roman de la cathédrale, quelques vieilles maisons perdues et comme noyées dans les neuves, deux aiguilles d’église et trois ou quatre tours d’enceinte, dont une, qui est énorme, ressemble au ventre pantagruélique d’un bourgmestre, je ne suis pas digne d’admirer Zurich. J’ai vainement cherché la fameuse tour de Wellemberg, qui était au milieu de la Limmat, et qui avait servi de prison au comte de Habsbourg et au conseiller Waldmann, décapité en 1488. L’aurait-on démolie ?

Pendant que je suis en train, pardieu, parlons de l’auberge ! À l’hôtel de l’Épée, le voyageur n’est pas écorché ; il est savamment disséqué. L’hôtelier vous vend la vue de son lac à raison de huit francs par fenêtre et par jour.

La chère que l’on fait à l’hôtel de l’Épée m’a rappelé un vers de Ronsard, qui, à ce qu’il paraît, dînait mal :

C’est pourquoi toujoursLa vie est attelée
À deux mauvais chevaux, le boire et le manger.

Nulle part ces deux chevaux ne sont plus mauvais qu’à l’hôtel de l’Épée. À propos, je ne vous ai pas dit que Zurich s’appelait autrefois Turegum.