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ZURICH.

ont reparu, et la belle vallée de la Limmat s’est remise à sourire. Les villages sont vraiment remarquables dans ce canton de Zurich. Ce sont de magnifiques chaumières composées de trois compartiments. À un bout, la maison des hommes, en bois et en maçonnerie, avec ses trois étages de fenêtres-croisées basses, à petits vitraux ronds ; à l’autre bout, la maison des bêtes, étable et écurie, en planches ; au centre, le logis des chariots et des ustensiles, fermé par une grande porte cochère. Dans le faîtage, qui est énorme, la grange et le grenier. Trois maisons sous un toit. Trois têtes sous un bonnet. Voilà la chaumière zuriquoise. Comme vous voyez, c’est un palais.

La nuit était tout à fait tombée, je m’étais tout platement endormi dans la voiture, quand un bruit de planches sous le piétinement des chevaux m’a réveillé. J’ai ouvert les yeux. J’étais dans une espèce de caverne en charpente de l’aspect le plus singulier. Au-dessus de moi, de grosses poutres courbées en cintres surbaissés et arc-boutées d’une manière inextricable portaient une voûte de ténèbres ; à droite et à gauche, de basses arcades faites de solives trapues me laissaient entrevoir deux galeries obscures et étroites, percées çà et là de trous carrés par lesquels m’arrivaient la brise de la nuit et le bruit d’une rivière. Tout au fond, à l’extrémité de cette étrange crypte, je voyais briller vaguement des bayonnettes. La voiture roulait lentement sur un plancher des fentes duquel sortait une rumeur assourdissante. Une torche éloignée, qui tremblait au vent, jetait des clartés mêlées d’ombres sur ces massives arches de bois. J’étais dans le pont couvert de Zurich. Des patrouilles bivouaquaient alentour. Rien ne peut donner une idée de ce pont, vu ainsi et à cette heure. Figurez-vous la forêt d’une cathédrale posée en travers sur un fleuve et s’ébranlant sous les roues d’une diligence.

Pendant que je vous écris tout ce fatras, le jour a paru. Je suis un peu désappointé. Zurich perd au grand jour ; je regrette les vagues profils de la nuit. Les clochers de la cathédrale sont d’ignobles poivrières. Presque toutes les façades sont ratissées et blanchies au lait de chaux. J’ai à ma gauche une espèce d’hôtel Guénégaud. Mais le lac est beau ; mais, là-bas, la barrière des Alpes est admirable. Elle corrige ce que le lac, bordé de maisons blanches et de cultures vertes, a peut-être d’un peu trop riant pour moi. Les montagnes me font toujours l’effet de tombes immenses ; les basses ont un noir suaire de mélèzes, les hautes ont un blanc linceul de neige.